Les jumeaux vus par Le Monde

Rapport du Bureau des Contre-Falsifications, 24 mars 2005

 

*

Objet
Articles de Catherine Vincent : “ Les jumeaux ne font pas la paire ” et “ La gémellité sous le regard de la science ” dans le Monde, 23 mars 2005, p. 28

Contexte
Catherine Vincent se penche sur la question des jumeaux, qui passionnent psychométriciens et généticiens depuis plus d’un siècle. Hélas, son article est rempli des habituelles erreurs, omissions ou falsifications formant la doxa médiatique hexagonale (‘nous sommes tous égaux et différents’, ‘les gènes n’ont qu’une influence minime’ et autres sornettes environnementalistes). Quelques exemples.

*

Falsification n°1
“ Au commencement est le miroir. L’enfant a six mois, huit mois tout au plus. Il regarde son reflet dans la glace, et commence à comprendre que ce qu’il voit n’est pas un autre, ni lui-même, mais une image de ce qu’il représente. Cet événement nommé ‘stade du miroir’, dont les implications psychanalytiques ont été développées par Jacques Lacan, est considéré comme une phase essentielle dans la construction psychique du bébé ”.

Vérité
Le stade du miroir ne correspond à rien, sinon à une nième supercherie de la psychanalyse dans sa version la plus loufoque (lacanienne). Aucun travail de psychologie expérimentale n’a confirmé la supposée importance de ce ‘stade du miroir’ dans le développement moteur, cognitif ou émotif du nouveau-né. En conséquence, aucun manuel de psychologie du développement ne le mentionne plus aujourd’hui (par exemple Cloninger 1999, Braun 2000, Bee et Boyud 2003, Kosslyn et Rosenberg 2003). Qu’un journal dit “ de référence ”, dans sa rubrique dite “ psychologie ”, présente en 2005 le stade lacanien du miroir comme une théorie pertinente et centrale du développement de l’enfant relève de l’imposture intellectuelle.

*

Falsification n°2
“ Les travaux de René Zazzo […] marquèrent un tournant majeur dans la psychologie gémellaire”.

Vérité
Les travaux de René Zazzo sont certes intéressants… mais datés (pour l’essentiel années 1950-60, dernière référence en date sur PubMed : 1978) et faiblement documentés (“ une centaine de jumeaux, vrais et faux ”, alors que la moindre étude gémellaire comporte désormais au moins une centaine de jumeaux monozygotes). En fait de “ tournant ”, les études de Zazzo ont surtout influencé des auteurs populaires comme Françoise Dolto (dont les travaux ont une scientificité nulle). Zazzo est plutôt cité dans la littérature scientifique pour sa révision du test métrique d’intelligence Binet-Simon et pour son hypothèse de la débilité mentale comme hétérochronie du développement. Quoi qu’il en soit, ses travaux ne représentent nullement une référence actuelle dans la psychologie gémellaire. Le Monde est-il un quotidien d’information ? Dans ce cas, il convient de mettre à jour ses références (cf. ci-dessous).

*

Falsification n°3
“ La science des jumeaux, ou gémellogie, reste étroitement liée au débat sur les rôles respectifs joués par l’inné et de l’acquis dans le développement de la personnalité. Elle n’a jamais, sur ce point, apporté de résultats probants ”.

Vérité
On reste pantois devant une telle désinvolture. Les études de jumeaux ont commencé à la fin du XIXe siècle avec Francis Galton, et se sont systématisées après la Seconde Guerre mondiale. Ils représentent l’un des piliers d’une discipline scientifique, la génétique du comportement, qui dispose de protocoles reconnus et rigoureux pour mesurer l’héritabilité des traits (c’est-à-dire la part génétique de la variance interindividuelle). La plus célèbre étude internationale de jumeaux (Minnesota Study of Twins Reared Apart), dirigée par Thomas Bouchard Jr, a analysé de manière longitudinale plus d’une centaine de jumeaux séparés à la naissance (et 24,000 paires de jumeaux monozygotes non séparés), avec une batterie de plus de 15,000 questions écrites. Nancy Pedersen accomplit un travail similaire à partir du Registre Suédois des Jumeaux (environ 61,000 jumeaux vivants, plus de 120,000 sujets étudiés depuis l’origine du registre). John Hopper fait de même avec le Registre Australien des Jumeaux (plus de 30.000 inscrits).

Les travaux de ces chercheurs paraissent dans des revues internationales, dont certaines sont d’ailleurs spécialisées dans la question (la plus célèbre est Twin Research, publiée par l’International Society for Twin Studies). On y trouve des centaines d’études sur l’héritabilité en général, l’héritabilité de la personnalité en particulier (1142 références dans la base de données PubMed). Affirmer qu’il n’y a “ jamais eu de résultats probants ” en ce domaine relève d’une dissimulation manifeste de la vérité scientifique – sans doute parce que ces travaux montrent l’héritabilité moyenne à forte de la plupart des traits psychologiques, à commencer par l’intelligence (cf. Plomin et al. 1999, Dilalla et al. 2004 pour des synthèses, Bouchard et al. 1993 pour la pertinence particulière des jumeaux dans l’étude de l’héritabilité).

*

Falsification n°4
“ En 1875 paraît en Angleterre un article intitulé ‘L’histoire des jumeaux en tant qu’exemple de l’influence relative de la nature et de la culture’. Son auteur : Francis Galton, cousin de Darwin et chantre de la toute-puissance de l’inné. Si l’homme reste tristement célèbre pour avoir jeté les bases des théories de l’inégalité raciale, il fut aussi le premier à supposer, de manière intuitive, que les vrais jumeaux étaient issus du même œuf… ”.

Vérité
Galton est célèbre pour avoir jeté les bases de l’eugénisme, mot qu’il inventa, mais s’intéressa assez peu aux différences entre les races (ce sujet était par ailleurs un lieu commun de l’anthropologie du XIXe siècle et l’on ne saurait raisonnablement attribuer à Galton la seule paternité du racisme ‘scientifique’). Le cousin de Darwin a surtout inventé la corrélation, outil fondamental de la statistique moderne, et mit en place les premiers protocoles d’études scientifiques de l’hérédité (analyses de familles, d’adoption, de jumeaux).

*

Conclusion
D’une page entière consacrée à la psychologie des jumeaux, on attend des références précises, des données factuelles, des évaluations chiffrées. Au lieu de cela, Catherine Vincent ne mentionne que des travaux datés d’au moins trente ans (Zazzo, Gedda, von Bracken, etc.), véhicule les incantations vides de sens de la secte psychanalytique et se contente de répéter que “ les jumeaux ne sont pas pareils ”. Aucune mention n’est faite des études actuelles de dizaines de milliers de paires de jumeaux par des chercheurs américains, suédois et australiens. Aucun score de corrélation des jumeaux monozygotes et dizygotes aux tests de personnalité ou d’aptitude n’est mentionné. Il est vrai que ces scores confirment la très grande similitude des vrais jumeaux, une vérité que la journaliste entend apparemment masquer à ses lecteurs.

Références
Revue Twin Research

Revue Behavior Genetics

Bee H. D Boyd (2003), Psychologie du développement, Bruxelles, DeBoeck

Bouchard Jr T.J., R.P. Propping et al. (1993), Twins as Tools of Behavioral Genetics, New York, Wiley.

Braun C.M.J. (2000), Neuropsychologie du développement, Paris Flammarion

Cloninger S. (1999), La personnalité, Paris, Flammarion

Dilalla F.F., I.I. Gottesman (ed.) (2004), Behavior Genetics principles : Perspectives in Development, Personality, and Psychopathology, New York, American Pscyhological Association

Kosslyn S.M., R.S. Rosenberg (2003), Fundamentals of Psychology. The Brain, the Person, the World, Boston, Pearson.

Plomin R. et al. (1999), Des gènes au comportement. Introduction à la génétique comportementale, Bruxelles, DeBoeck.

**

BCF : Bureau des Contre-Falsifications / Les Mutants

La raison tonne en son cratère, c’est l’éruption pour demain…