Laura Cinti :


Le monde entier est un cactus

 

Le “Cactus Project” (2002- ) est un projet de bio-art collectif visant à créer des cactus à poils humains. C’est un travail transgénique, c’est-à-dire qu’il transfert du matériel génétique d’une espèce à une autre, en l’occurrence en insérant des gènes kératiniques dans le génome d’un cactus. Cette oeuvre a été exposée en Grande-Bretagne, et les cactus survivants peuvent toujours faire l’objet de nouvelles expositions ou seront peut-être réimplantés dans la nature. La prochaine entreprise à hauts risques de Laura Cinti est le c-lab, en collaboration avec Howard Boland. Elle entend persévérer dans le bio-art.

 

 

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1. Vous avez créé une espèce végétale d’un genre nouveau : le cactus à poils humains. Comment avez-vous réussi et quelles sont les raisons d’une telle initiative ?

Le « cactus project » a débuté en 2001. Son premier défi logistique a été l’expression morphologique de gènes kératiniques implantés dans les cellules du cactus et la production externe de poils (même si une production interne m’aurait tout autant intéressée). Au départ, notre idée était de créer et d’expérimenter des plantes transgéniques. Le cactus, parce qu’il est presque charnel et apparaît souvent comme à la fois monolithique et innocent, protégé par ses épines. Les poils, c’est un signe reproductif, le signe que notre corps change et devient sexuel. La rencontre des deux se veut alors comme une orgie sémantique, un chamboulement de l’ingénierie génétique traditionnelle qui, au lieu de produire quelque chose de stérile, s’incarne dans un cactus transgénique qui demeure sexuel (un godemiché organique, en croissance...)

2. Votre travail a été diversement apprécié par le public : quel a été le spectre des réactions et comment l’expliquez vous ?

Les réactions ont été extrêmement variées. Beaucoup de personnes m’ont écrit pour me demander des greffes, des plants, des graines du cactus transgénique, d’autres sont intéressées par son potentiel fertile et sa floraison. D’autres personnes encore me trouvent irresponsable, immorale, provocatrice et dérangeante d’un point de vue éthique ; certains crient même au canular. Certains pensent que je ne vois que le court terme et que je veux avant tout choquer. D’autres considèrent le cactus transgénique comme un projet excitant et novateur, un point de vue original sur les débats plus larges et plus complexes des biotechnologies. En tout cas, j’ai reçu assez de soutien pour continuer dans le bio-art.
Pendant les expositions, certains ne le remarquaient même pas, et d’autres restaient scotchés devant ! C’était très excitant d’observer cela, et de le relier à une problématique plus généralement culturelle, de voir comment ces débouchés culturels peuvent nous interpeller. En général, les scientifiques et les spécialistes des cactus étaient les plus intrigués, plus que les artistes même. Les questions théoriques, sémantiques et critiques d’un tel projet ont été aussi diversement débattues.

Sur la question morale... je pense que les artistes travaillant avec un matériel génétique sont plus soumis à de tels débats, peut-être même plus que les scientifiques qui font la même chose, mais pour le bien de la société. Un tel projet soulève la question de la moralité en elle-même. Qu’est-ce que la morale au XXIe siècle ? Le but de ce projet n’a pas été de provoquer mais plutôt se soulever certaines subtilités quant à l’impact culturel de la génétique. Nous voulons que notre projet devienne autonome en quelque sorte, qu’il vive dans notre culture, comme une part naturelle de celle-ci. La morale n’a jamais été pour moi un obstacle à la création artistique. Peut-être même que l’art doit se confronter à la morale, c’est peut-être son rôle, bien plus que ne doit le faire la science par exemple.


3. Peut-on espérer une exposition en France ? Si non, où peut-on voir le cactus ?


Les cactus transgéniques ont été montrés dans plusieurs expositions en Grande-Bretagne. Cela serait bien sûr intéressant de les montrer en France. Actuellement, nous hésitons entre deux directions : soit continuer les expositions, soit essayer de les réimplanter dans la nature.

 


4. Après les cactus poilus, quelles seront vous prochaines créations transgéniques ?


Je vais continuer à travailler avec les cactus et la transgenèse. J’explore une de ces voies avec un camarade, Howard Bolland, qui lui travaille avec des entités semi-vivantes, qui combinent des réseaux neuronaux et des virus.


5. De façon plus générale, considérez-vous la création humaine de nouvelles formes de vie comme un péché immoral, signe de notre hubris ou comme une conséquence naturelle de la créativité ?

Un des paradigmes cybernétiques nous dit que nous avons fait évolué notre capacité à évoluer (émergence du deuxième niveau). Je ressens l’intérêt de l’art pour la génétique et les biotechnologies comme une alternative de recherche concernant ce qui peut être créé et communiqué.

Je pense que nous sommes ici au-delà de la question du naturel, et de ce qui ne l’est pas.


6. Y-a-t-il une limite (et laquelle) dans le travail artistique sur du matériel vivant ?


Oui, je crois qu’on doit poser des limites quand on a affaire à la souffrance et à la douleur. C’est une question qui est souvent posée en science : doit-on ignorer ces limites si l’on étend par ailleurs le savoir ? Il y a beaucoup de possibilités artistiques qui illustrent le pouvoir d’ôter la vie, par exemple si vous mettez un poisson rouge dans un mixeur ; mais le bio-art entend plutôt être une création d’une plus grande diversité et s’interroger sur la définition même de la vie.

 

Entretien par Esther Quintero


 

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