Etat, bios, ethos
La bio-éthique associe deux concepts, le bios et lethos.
Le bios, la vie, appartient au domaine de la connaissance, cest-à-dire des jugements de fait ordonnés par la science. Pour savoir ce quest la vie, nous devons nous tourner vers ceux qui létudient et lexpliquent, les biologistes en loccurrence. Le XXe siècle a de ce point de vue totalement bouleversé notre vision du vivant, à travers des disciplines scientifiques comme la théorie de lévolution ou la biologie moléculaire.
Lethos, le comportement et le jugement qui lui est associé, appartient au domaine de la croyance, cest-à-dire des jugements de valeur alimentés par le désir. On juge tel comportement bon ou mauvais en fonction de la conception personnelle que lon se fait du bien. Le bien , le bon et le mauvais sont ici relatifs à notre bagage individuel, familial, religieux, culturel, imaginaire, qui se transforme en désir, cest-à-dire en projection de soi dans un monde idéal. On ne démontre pas la vérité ou la fausseté dun tel désir.
Si lon saccorde sur ces prémisses, la bio-éthique pose au moins deux problèmes.
Le premier est la pluralité irréductible des jugements de valeur, que Max Weber nommait la guerre des dieux . En dernier ressort, nos visions du bien diffèrent. Non pas dans les grandes lignes, qui renvoient à des interdits universels probablement ancrés dans la nature humaine. Mais dans les détails, dont soccupent justement léthique et la philosophie pratique. Un rationaliste athée et un catholique fervent ne pourront jamais saccorder sur le bon comportement face à un embryon. Cest ainsi.
Le second problème concerne le conflit entre la connaissance qui nous renseigne sur le bios et la croyance qui nous guide sur lethos. On oppose parfois une connaissance neutre et une croyance engagée . Mais cela na guère de sens. Dune part, les progrès de nos connaissances ne restent pas sans effet sur le contenu de nos croyances. Il est difficile de croire aujourdhui que la terre est plate comme il sera sans doute difficile de croire demain que lâme existe. Dautre part, la définition même des termes du débat bioéthique (embryon, ftus, clonage, gène, etc.) se fait à partir de nos connaissances, pour autant que ce débat se tienne sous les auspices de largumentation rationnelle. Or, cette connaissance part dun présupposé matérialiste (antimétaphysique) contraire à bon nombre de croyances.
Le conflit connaissance-croyance se pose aussi de manière très concrète. Un exemple nous en est donné par la question du clonage thérapeutique des embryons. Certains, au nom de leur croyance (lembryon est plus quun ensemble organisé de cellules en croissance), souhaitent interdire une expérimentation utile à la connaissance (cloner des lignées embryonnaires pour analyser leur processus de différenciation cellulaire). Lorsque cette conviction devient loi, cela signifie que la croyance domine encore la connaissance, malgré la rationalité et la laïcité supposées de nos institutions.
Ces deux problèmes du rapport croyance/connaissance en bio-éthique se posent plus particulièrement dun point de vue politique et juridique. Là, leur solution ne peut être que radicale : le désengagement total de lEtat en matière de bio-éthique. La bio-éthique a vocation à être une activité consultative et délibérative, où sexpriment à la fois la diversité des croyances et létat de nos connaissances. Mais elle ne saurait être normative. Dans nos démocraties à la fois individualistes et pluralistes, lEtat ne peut plus être porteur dune conception particulière du bien, comme cétait le cas dans les sociétés traditionnelles prémodernes. La loi se contente de réguler les pratiques en vue dassurer le respect des droits fondamentaux des individus. Ces individus font ensuite les choix de vie correspondant à leurs désirs. Etre offusqué par cette idée, cest défendre un ordre moral. Quand bien même on se pare des atours de lhumanisme et du progressisme.