Exécution sommaire

Cher Monsieur Jean-Claude Guillebaud,


L’idée d’acheter votre essai m’est venue en parcourant le Nouvel Observateur. Les bonnes feuilles publiées par l’hebdomadaire avaient pourtant suffi à me convaincre de l’ennui profond que j’éprouverais certainement à vous lire. Mais un petit encadré de Laurent Joffrin attira mon attention. L’idiot y expliquait en substance : “ Ce livre troublant crée enfin le vrai débat. On ne pourra plus dire : je ne savais pas… ”.

Voilà le genre d’indice révélant ce que sera la POF au cours des dix prochaines années. POF, c’est-à-dire pensée officielle française, à laquelle travaillent ceux que l’on appelait naguère les bien-pensants et que l’on ne peut évidemment plus nommer ainsi depuis qu’ils ont cessé de penser. Eux-mêmes ne se nomment plus, d’ailleurs : ils sont la POF, massivement et simplement. C’est donc à la particule élémentaire (vous) d’une molécule plus complexe (la POF) que je m’adresse ici.

Cette figure indistincte, fatiguée, et pour tout dire triste qui régente désormais la pensée française dans ses manifestations médiatiques a été appelée par Régis Debray l’ “ intellectuel terminal ”. Mais tout le monde sait que Debray est un sentimental, reculant sans cesse l’heure de son suicide et appelant ses amis pour qu’ils le retiennent au bord de la fenêtre. Je m’adresse pour ma part à un intellectuel terminé (vous) comme représentant du collectif des intellectuels terminés (la POF).

L’intellectuel terminé est un animal pensant et gémissant, dont la plupart des spécimens se capturent à Paris. Il vit en vase clos, lisant ses semblables dont il approuve au fond les idées, écrivant pour ses semblables qui approuvent au fond ses idées, se regardant avec ses semblables dans un miroir où, ensemble, ils se trouvent au fond très sincères et très intelligents. L’espèce survit certes depuis quelques générations, mais elle approche de son extinction. Car son écosystème s’est rétréci comme une peau de chagrin : la vieille manufacture des bons sentiments et de mauvaises idées ne trouvent plus aucun preneur sur le marché des désirs. Tout au plus quelques repreneurs, lointains actionnaires des industries du divertissement que la vieille danseuse amuse encore.

Cette lettre est donc un rapport d’autopsie.

Ayant tourné la dernière page de votre livre, je me suis posé une question fondamentale : “ De quoi parle-t-il donc ? ”. On avouera qu’il s’agit d’une interrogation légitime, pour qui a pris la peine de dépenser 130 F, et même 19,82 euros. Comme tous les essais de sa catégorie, votre livre critique en effet un phénomène qu’il n’explique pas au nom d’une idée qu’il ne définit pas.

Il me semble que vous avez tenté de réfléchir sur les sciences cognitives, la biologie moléculaire, le génie génétique ou encore la théorie synthétique de l’évolution. Pour cela, il vaut mieux lire les ouvrages des disciplines que l’on critique. Vous vous êtes bien sûr abstenu de cette tâche harassante : il est vrai qu’on ne vous paie pas pour dire ce que vous pensez, mais pour dire ce qu’il faut penser. La nuance justifie sans doute la paresse de lecture et la vitesse d’écriture.

Donc, vous ne parlez pas de Darwin, mais de Tort ou de Thuillier ayant lu Darwin. Vous ne parlez pas de la sociobiologie, mais de Gould ou Lewontin ayant critiqué les sociobiologistes. Vous ne parlez pas des sciences cognitives, mais de Dupuy ou Kempf ayant parlé des cognitivistes. Vous ne parlez pas de la théorie synthétique de l’évolution, mais d’Atlan ou Kahn ayant interprété la théorie de l’évolution. Vous ne parlez pas du génie génétique, mais de Nelkin-Lindee ou Ponchelet ayant réfléchi sur le génie génétique. Et ainsi de suite.

En toute chose, votre documentation émane ainsi de sources secondaires. J’admets qu’elle forme les sources primaires de votre culture médiatique. Mais alors, il aurait fallu donner à l’ouvrage un sous-titre plus explicite. Par exemple : Le principe d’humanité. Essai de réorientation de la pensée journalistique dans un sens conforme aux souhaits de l’auteur. Ou encore : Le principe d’humanité. Essai de synthèse approximative de quelques interprétations courantes de la technoscience en vue de créer un débat à la rentrée 2001. Tant que nous sommes dans les titres, je me permets encore un dernier et amical conseil : après La refondation du monde et Le principe d’humanité, essayez d’éviter Dieu et Moi pour le prochain opus…

Votre méconnaissance du sujet traité transparaît à travers de nombreux passages que n’ont pas relevés les relecteurs remerciés dans la “ note d’intention ”. En voici quelques-uns.

“ Ni esprit, ni conscience, ni âme, ni intention ” dites-vous au sujet du cerveau humain vu par les cognitivistes (p. 76). Désolé, vous n’y êtes pas — à part l’âme, que vous pouvez bien sûr garder pour les fidèles de votre paroisse. La majorité des cognitivistes ne nient pas l’existence de l’esprit, de la conscience ni de l’intention : ils refusent en revanche de considérer que ces phénomènes sont autre chose que des propriétés émergentes du cerveau humain, propriétés modélisables d’un point de vue mathématique, physique ou biologique et éventuellement reproductibles dans un cadre mécanique.

Les travaux de LeVay et Hamer sur les bases biologiques de l’homosexualité ne relèvent pas de la “ pseudo-découverte ” (p. 234). Ils ont été précédés, accompagnés et suivis d’innombrables publications allant dans le même sens.

Edward Wilson, dont vous présentez les recherches de manière risible, n’a jamais affirmé que “ le seul impératif éthique concevable est la survie du patrimoine génétique de l’humanité ” (p. 239). Pour information, Wilson est sinon l’inventeur du moins le propagateur du concept de biodiversité et il s’est engagé depuis plus de vingt ans dans la défense du patrimoine génétique de toutes les espèces vivantes. Cet altruisme paraît relativement incompatible avec le “ spécisme ” anthropocentrique dont vous l’accusez. Wilson n’a jamais fait état des engagements “ rigidement conservateurs ” que vous lui prêtez fantasmatiquement. Affirmer qu’il souhaite “ assimiler peu ou prou le comportement humain à celui des insectes ” est grotesque, y compris et surtout du point de vue de l’évolution que Wilson défend. Enfin, la sociobiologie, la psychologie évolutionnaire, l’éthologie animal et humaine, l’écologie comportementale sont des disciplines scientifiques qui publient aujourd’hui des dizaines de revues spécialisées dans le monde. Cet essor n’a rien à voir avec “ l’esprit du temps, le triomphe du marché et du néolibéralisme ” : au cas où vous l’ignoreriez, la science progresse en avançant des hypothèses réfutables et en mettant au point des protocoles d’expérimentation. La sociobiologie n’a jamais fait autre chose.

Selon vous, l’ouvrage de Richard Herrnstein et Charles Murray “ prétendait démontrer – entre autres choses – l’infériorité intellectuelle des Noirs ” (p. 242). Voilà bien le mensonge caractéristique de tous ceux qui n’ont pas lu le livre, mais en parlent avec une admirable assurance. Les auteurs cités prennent soin en effet de préciser qu’ils n’abordent pas la question des origines de l’écart de 15 points qui sépare le QI moyen des Blancs et des Noirs américains. Cet écart en soi ne fait l’objet d’aucune polémique outre-Atlantique : il est admis par tous les chercheurs, de droite comme de gauche, la seule querelle résidant dans son explication (socio-économique, biologique ou mixte).

Les lois de Hardy-Weinberg ne rendent absolument pas “ dérisoire la prétention d’améliorer le patrimoine génétique de l’humanité ”, comme serait censé le savoir “ n’importe quel élève de terminale ” (p. 276). Ces lois modélisent la répartition aléatoire d’un allèle dans une population donnée en l’absence de toute pression sélective. Dans la mesure où l’eugénisme consiste à imposer une sélection directive sur un pool génétique donné, ses effets ne relèvent pas des lois de Hardy-Weinberg (que vous ne connaissez d’ailleurs pas, c’est évident).

Une puissante question surgit en page 286 : “ En la qualifiant de “naturelle”, veut-on dire que la sélection obéit à une nécessité biologique ou cosmique qu’on ne saurait contrarier sans risque ? Autrement dit, la nature a-t-elle “raison” de sélectionner les plus aptes… ? ”. Réponse : Darwin a forgé le syntagme “ sélection naturelle ” pour désigner la sélection dans la nature, tout simplement. Pour éviter les équivoques, on parlera d’ailleurs plus volontiers du vivant. Quant au mécanisme de la sélection, il ne renvoie à aucune finalité : il s’agit simplement d’un différentiel de mortalité et de fécondité entre deux générations d’êtres vivants. Dès lors que l’on peut montrer que ce différentiel ne relève pas du seul hasard, on a démontré l’existence de la sélection (naturelle, sexuelle, culturelle ou tout ce que vous voudrez).

Contrairement à ce que vous affirmez, les “ ultradarwiniens ” (vocable ultra-humaniste) George William et William Hamilton n’ont jamais soutenu que “ toutes les caractéristiques d’un être humain […] procèdent de l’adaptation ”, position qui est pourtant censée les définir selon vous. William est surtout connu pour avoir démontré dans les années soixante que la “ sélection de groupe ” est une impossibilité mathématique en dehors de certaines circonstances exceptionnelles, l’individu (et ses gènes) étant le niveau principal où s’exerce la sélection. Hamilton a formulé et modélisé l’hypothèse de la sélection de parentèle selon laquelle les comportements altruistes ont été sélectionnés par l’évolution parce qu’ils contribuent à reproduire des gènes partagés par les bénéficiaires de ces comportements. Si vous souhaitez contredire ces assertions, plongez-vous donc dans la littérature scientifique concernée plutôt que d’affirmer bêtement : “ La discussion contemporaine autour de Darwin est désormais politique et idéologique ”. C’est votre discussion qui l’est, pas celle des auteurs scientifiques que vous critiquez sans les avoir lus.

“ Il paraît acquis, nous enseignez-vous avec assurance, que ce qui définit aujourd’hui une réalité – vivante ou inerte –, ce n’est pas la substance dont elle est constituée mais le code ou l’information qui préside à son organisation ” (p. 360). Vous en déduisez que cela repose la “ vieille question de la finalité ”, impose un “ retour de l’immatériel ” et ruine “ les vieilles intolérances scientistes ”. Visiblement, vous n’avez pas bien compris que l’information au sens où vous l’employez ici n’est qu’une différence d’état de la matière (que cette différence relève de sa forme ondulatoire-corpusculaire, de ses isotopes, de sa vitesse, de son énergie, de son organisation chimique, etc.). Bien loin d’“ en finir avec le réductionnisme génétique ”, le concept de “ code ” génétique ou de “ langage ” des gènes en constitue au contraire le fondement. Quant à la finalité, elle est a parfaitement étrangère à ce concept d’information, comme à ceux de “ hasard ”, d’ “ auto-organisation ” ou d’ “ émergence ” auxquels vous tentez désespérément de rattacher vos breloques bibliques.

Bien que la liste des erreurs, approximations et contre-vérités soit loin d’être close, j’arrête ici de corriger votre copie. Zéro pointé, élève Guillebaud.

 

Trois remarques de style.

D’abord, vous en manquez. Cessez de rédiger vos livres en trois mois, même si les crapules du Seuil ne méritent que trois jours.

Ensuite, évitez les italiques superflues. Je les conçois, à la rigueur, pour souligner une nuance ou placer une ironie. Mais vous mettez des phrases entières en italiques ! Le lecteur intelligent se dit : ce demeuré prend la peine d’insister sur ce qui était déjà clair dans l’exposé préalable. Le lecteur mal-intentionné subodore : ce fanatique martèle ses convictions comme on coule du plomb dans l’oreille d’un infidèle.

Enfin, renvoyez les ascenseurs avec plus de légèreté. Votre livre est plein de phrase du type : “ Comme le souligne admirablement Untel… ”, “ Ainsi que le remarque superbement Bidule… ”, “ Trucmuche le résume magnifiquement… ”. Or, les citations d’Untel, de Bidule et de Trucmuche ne sont ni admirables, ni superbes, ni magnifiques. Un esprit déplacé pourrait presque en déduire que vous préparez ainsi à l’avance un service de presse de connivence, pour de futures recensions de convenance.

Pour nous résumer, vous parlez d’auteurs que vous ne connaissez pas en utilisant des concepts que vous ne comprenez pas. Mais savez-vous au moins où vous voulez en venir ? Je n’en doute pas.

 

La conclusion du livre est un vibrant éloge du monothéisme, “ rappel permanent à l’ouverture et, partant, à la liberté ”. Cette phrase fera sans doute se retourner dans leurs tombes les millions ou dizaines de millions de morts de l’intolérance monothéiste à travers les âges, mais laissons cette peccadille. Votre propos semble donc religieux. Or, vous écrivez au détour d’une page : “ L’avenir du principe d’humanité n’est pas une question scientifique, c’est une question idéologique ” (p. 221). Etrange confusion des genres, où le religieux et l’idéologique se superposent comme des catégories apparemment équivalentes. De toute évidence, votre religion idéologique ou idéologie religieuse est celle des “ droits de l’homme ”, énoncés comme a priori moral dès les premières pages, en lesquels vous affirmez d’ailleurs “ croire ” comme à une “ doxa ”. (Pauvres droits de l’homme : ils étaient la libre opinion et la libre expression des individus, les voici devenus une croyance collective imposée !).

En grattant la croûte de componction et de bienveillance qui recouvre vos phrases, on découvre vite la chair blafarde du propos. Vous souhaitez au fond enfermer la rationalité créatrice de la technoscience dans les vieux interdits moraux de la religion. Vous voulez condamner comme autant de déviants, hérétiques et diables tous les chercheurs dont les travaux contestent certains éléments de la doxa monothéiste ou monohumaniste. Votre incapacité à argumenter sur le fond ne révèle pas tant vos limites intellectuelles que votre parti-pris dogmatique : tout n’est pas discutable.

Votre démarche est bien sûr une stratégie de survie de la POF, condamnée à se spécialiser dans l’exploitation de la “ vigilance ” et la surveillance des “ dérives ” avant que de disparaître dans les impasses de l’évolution cognitive. A plus grande échelle, elle est une stratégie de survie de la religion, qui est en train de perdre sa lutte historique contre la science pour le titre de représentation collective dominante. Hélas pour vous, la science dispose de quelques solides avantages sélectifs…

“ L’homme n’est pas un état, mais un projet ”, affirmez-vous en page 95. Vous concluez l’ouvrage par ces lignes : “ Le principe d’humanité, en définitive, a pour caractéristique d’être cause de soi. Il est puissance de se faire, c’est-à-dire de se choisir ”.

Les Mutants n’affirment pas autre chose. A ceci près qu’ils utilisent la “ puissance du faire ” pour sortir d’une humanité où vous prétendez les enfermer à tout jamais. Nous vous laissons donc en compagnie des primates superstitieux qui forment votre troupeau et auxquels vous continuerez assurément de vendre la bonne parole du berger compatissant.

Recevez, cher Monsieur Jean-Claude Guillebaud, l’expression de mes considérations post-humaines,

 

Dr Mutamax