L’esprit, l’évolution et les modules
Critique de Jerry Fodor

 

 

Jerry Fodor est professeur de philosophie à l’Université Rutgers et une des figures (critiques) de la théorie computationnelle de l’esprit (désormais TCE). Il est surtout célèbre pour son essai sur La modularité de l’esprit (1983), dans lequel il considérait que le système périphérique du cerveau est constitué de modules (traitement spécifique et cloisonné de l’information), mais que ses systèmes centraux sont non-modulaires. Sa conclusion était que le fonctionnement de l’esprit est inaccessible aux sciences cognitives en l’état actuel de ses moyens d’investigation, car il se tient dans les systèmes centraux non-modulaires dont les mécanismes sont à peu près inconnus.

Première remarque générale sur la modularité : on ne comprend pas très bien pourquoi Fodor écarte les “processus centraux” de la cognition de son système modulaire, alors qu’il y intègre par exemple le langage.

D’une part, la neuro-imagerie cérébrale des processus cognitifs complexes (calcul mental, raisonnement logique, mémoire de travail) ne fait que commencer et certains travaux indiquent des localisations cérébrales assez régulièrement reproduites. D’autre part, le neuropathologie démontre que certaines formes élaborées (la conscience de soi par exemple) ou très spécifiques (la capacité à mettre des noms au pluriel ou des verbes au passé par exemple) de la cognition peuvent disparaître suite à des lésions ou malformations localisées du cortex, dont certaines ont d’ailleurs une base génétique.

Tout cela plaide en faveur d’une extension de la modularité à l’ensemble de la cognition – même si d’autres facteurs interviennent dans la production de la pensée (comme la synchronicité de l’activation neurale) et si plusieurs modules peuvent être mobilisés en parallèle pour les tâches cognitives complexes (à la manière de la vision, dont on sait qu’elle associe les neurones de la rétine à deux voies et au moins six aires spécialisées du cortex visuel pour produire une perception cohérente).

La formule négative titrant le dernier essai de Jerry Fodor donne un avant-goût du contenu : Fodor considère toujours que l’on ne sait à peu près rien de la manière dont l’esprit ou la pensée survient dans le cerveau. Les quatre premiers chapitres sont consacrés à la critique de TCE. Je ne m’y attarde pas, pour une raison simple : le propos de Fodor me semble à ce point déconnecté de la recherche en neurobiologie que je ne saisis plus du tout la correspondance matérielle de ses concepts ni l’enjeu que représente leur manipulation. A mon sens, bien des incompréhensions entre les interprétations connexionnistes et computationnalistes de l’esprit relèvent d’imprécisions de langage et de manque de travail sur les concepts (à partir des données empiriques), deux travers que le livre de Fodor est bien loin de guérir.

Le cinquième et dernier chapitre est consacré à la critique de la psychologie évolutionnaire (désormais PE), notamment de John Tooby, Leda Cosmides, Steven Pinker et Henry Plotkin. Fodor qualifie de “Nouvelle Synthèse” la démarche de ces auteurs visant à unifier les interprétation évolutives et cognitives de l’esprit. L’expression est à mon avis impropre, car “Nouvelle Synthèse” était le syntagme choisi par Wilson pour qualifier la sociobiologie au milieu des années 1970. Or, la sociobiologie et la psychologie évolutionnaire n’adoptent pas les mêmes démarches, quand bien même elles s’inspirent l’une comme l’autre du paradigme darwinien.

A dire vrai, Fodor ne critique pas directement le propos des auteurs, mais entend réfuter trois arguments selon lesquels la PE serait “a priori inévitable”.

Le premier contre-argument porte sur la cohérence. Pour Fodor, la description de l’esprit par la psychologie cognitive peut être parfaitement indépendante de son explication par la biologie évolutive. “Les tenants de la Nouvelle Synthèse ne cessent de commettre cette erreur curieuse qui consiste à supposer que la simple cohérence des sciences psychologiques avec la biologie exige que, d’une manière ou d’une autre, l’architecture cognitive soit une adaptation darwinienne” (p. 139). Selon lui, la PE confond la “cohérence” des sciences entre elles et leur “ pertinence mutuelle ”. Forçant le trait, il remarque qu’une théorie botanique et une théorie astronomique peuvent être vraies l’une et l’autre sans que l’on doive justifier leur cohérence. De manière moins polémique, Fodor prend exemple du vol des oiseaux : la description mécanique et anhistorique de ce vol est tout à fait pertinente et intéressante, sans qu’il existe un besoin impérieux (un impératif épistémologique) d’expliquer de manière évolutive (donc historique) pourquoi les aviaires en sont venus à voler. Mutatis mutandis, la psychologie cognitive n’a pas à s’embarrasser du cadre darwinien pour fournir une description causale satisfaisante du fonctionnement de l’esprit.

L’objection de Fodor paraît assez faible, pour ne pas dire de mauvaise foi (à en juger par les piques et allusions glissées ici ou là, l’auteur n’est pas vraiment favorable à l’approche darwinienne). La manière simple de légitimer une approche à la fois cognitive et évolutive pourrait être la suivante : a) la psychologie étudie l’esprit ; b) l’esprit est une propriété du cerveau ; c) le cerveau est, comme tout autre organe, un objet d’étude de la biologie ; d) la théorie de l’évolution est désormais le paradigme central de la biologie.

Bien sûr, il faut accepter la prémisse b), c’est-à-dire le matérialisme biologique intégral. Si l’on considère que l’esprit est une mystérieuse entité indépendante du cerveau, il est inutile de continuer. Si l’on est d’accord avec b), alors il faut bien admettre qu’une théorie satisfaisante de l’esprit doit être compatible avec les données de la biologie évolutive et, plus encore, doit intégrer ces données. Cela n’empêche pas, bien sûr, que différentes parties de la psychologie décrivent différents aspects du fonctionnement de l’esprit, de même que différentes parties de la génétique décrivent différents aspects du gène. Mais si l’on vise une théorie globale de l’esprit – le but ultime avoué des chercheurs en sciences cognitives et en neurobiologie -, le passage par la théorie de l’évolution sera nécessaire.

Une autre manière de répondre à Fodor est de souligner la distinction classique (en biologie) entre causes immédiates ou synchroniques (proximate) et causes premières ou diachroniques (ultimate). Si je veux savoir pourquoi Pierre rigole de la blague de Jean, je peux étudier l’ensemble des phénomènes physico-chimiques allant du décryptage sémantique de la blague au déclenchement des muscles zygomatiques. J’aurai ainsi délimité les causes immédiates du rire de Jean. Mais je peux aussi me demander pourquoi le cerveau humain possède la propriété d’être sensible à l’humour et pourquoi cet humour se traduit par des expression faciales. Il me faut alors trouver des réponses dans l’évolution du vivant. Ce seront les causes premières. L’une et l’autre démarche se complètent. On conçoit aisément qu’une psychologie pertinente doit répondre aux deux dimensions du “pourquoi”.

Autre raison simple pour laquelle la théorie de l’évolution est nécessaire à la psychologie : l’esprit humain n’a pas émergé d’un coup de baguette magique. L’histoire de l’encéphalisation se déroule sur plusieurs centaines de millions d’années et l’apparition de fonctions cérébrales nouvelles (comme la vue, l’ouïe, la mémoire, l’apprentissage, le langage, etc.) correspond selon toute vraisemblance à des adaptations darwiniennes. Il est patent que la comparaison entre le fonctionnement du cerveau humain et le fonctionnement des autres cerveaux, notamment ceux de nos plus proches cousins primates, apporte des données essentielles pour comprendre ce qui caractérise en propre notre espèce. De même, l’analyse comparée des comportements cognitifs dans les sociétés humaines permet d’analyser ce qui relève de la pression sélective et qui, comme tel, remplit une fonction donnée dans l’architecture de l’esprit humain.

La théorie modulaire de l’esprit est en fait l’un des fondements de la PE – ce qui rend la critique de Fodor assez piquante. C’est précisément parce que le système nerveux central s’est lentement constitué dans l’évolution par apparition et accrétion de sous-systèmes fonctionnels spécialisés (modules) de plus en plus efficaces que l’hypothèse adaptative peut être retenue et confrontée aux faits.

Cette notion de fonction est justement le deuxième contre-argument de Fodor contre le caractère inévitable de la PE. A dire vrai, j’irai rapidement car il s’agit d’une simple reformulation du premier. Fodor souligne que les explications darwiniennes sont diachroniques (elles plongent dans l’histoire d’une fonction donnée) alors que la psychologie – tout comme une partie de la biologie – peut parfaitement travailler de manière synchronique (décrire et modéliser un phénomène sans recourir à son histoire). Harvey a ainsi compris comment fonctionne le cœur sans avoir à chercher ailleurs qu’en physiologie. “Les biologistes et les psychologues sont capables de produire, à partir de considérations synchroniques, une analyse plausible et convaincante de ce que fait un système et de la manière dont il le fait. Ils tiennent alors quasiment pour acquise l’hypothèse évolutionniste selon laquelle la fonction dont ils ont découvert que le système l’accomplit a des chances d’être celle pour laquelle il a été sélectionné. (Je suis prêt à envisager des exemples en bonne et due forme issus de la biologie et de la psychologie où la direction de l’inférence va dans l’autre sens : dans l’immédiat, je ne parviens pas à en trouver)” (p. 145).

D’une part, on ne voit toujours pas pourquoi les démarches cognitives et évolutives ne sont pas appelées à être complémentaires dans le cadre de la recherche d’une théorie de l’esprit. D’autre part, on peut parfaitement concevoir des inférences inverses (dont celle que Fodor critique en annexe sur la détection des tricheurs). Exemple : l’existence de la coopération implique que le cerveau des espèces sociales a subi une pression sélective en vue de développer un certain nombre de fonctions spécialisées dans la reconnaissance, l’interprétation et l’anticipation du comportement de leur congénère. L’analyse comparée des espèces sociales nous aidera à comprendre ces mécanismes, qui font partie de la vie de l’esprit (humain compris). On peut parfaitement établir un grand nombre d’inférences depuis la théorie de l’évolution ; mais c’est autrement plus difficile de trouver des fonds pour tester les hypothèses qui en résultent, en analysant les gènes, les cerveaux et les comportements des êtres vivants concernés…

Le troisième et dernier contre-argument de Fodor concerne la complexité. Les tenants de la PE soulignent que la vie produit des systèmes complexes – comme l’œil ou l’esprit – à partir d’adaptations graduelles, et non par un brusque saut évolutif. Car la probabilité est très faible sinon nulle de “bricoler” un système complexe viable par le hasard de macromutations.
Fodor répond : “Puisqu’il y a tout lieu de penser que la structure psychologique survient sur la structure neuronale, la variation génotypique n’affecte l’architecture de l’esprit que par le biais de son effet sur l’organisation du cerveau. Et puisqu’on ne sait rien du tout sur la manière dont l’architecture de notre cognition survient sur la structure de notre cerveau, il est tout à fait possible que de très petites réorganisations neurologiques aient pu produire des discontinuités psychologiques considérables entre notre esprit et celui de notre ancêtre singe” (p. 148). (Le concept de survenance (supervenience) utilisé ici par Fodor désigne en philosophie de l’esprit une dépendance ontologique asymétrique, contrairement à la symétrie de la relation d’identité ; dire qu’un phénomène mental survient sur un phénomène physique signifie que tout différence mentale implique une différence physique même si la réciproque n’est pas vraie).

Il est évident que des petites modifications génétiques peuvent avoir des effets neurologiques importants, comme en témoigne la génétique des troubles mentaux. Mais on ne voit pas en quoi cela plaide contre le gradualisme darwinien. Le dernier ancêtre commun de l’homme et du chimpanzé a sans doute vécu voici 6-7 millions d’années (certaines études récentes repoussent la date à 8-9 millions d’années). Le volume de son cerveau devait se situer entre 250 et 400 cc. Sur la durée minimales de 6 millions d’années qui nous sépare de cet ancêtre, il a existé au moins une dizaine (et sans doute plus) d’espèces pré-humaines et humaines. Les données paléontologiques disponibles permettent de constater une croissance régulière du cerveau pour atteindre les 1400 cc d’Homo sapiens.

On ne voit pas en quoi ce phénomène étalé sur des centaines de milliers de générations échappe au gradualisme darwinien : les variations génétiques optimisant le fonctionnement du système nerveux central et ayant à ce titre des conséquences favorables sur le taux de survie / reproduction des individus ont parfaitement pu être sélectionnées selon le schéma classique de l’adaptation. C’est ainsi que l’on a récemment découvert une classe de gènes (foxp2) directement impliquée dans l’articulation de la parole et la compréhension du langage : ceux-ci se sont probablement répandus dans la population en raison de l’avantage adaptatif conféré à leur porteur.

Enfin, et contrairement à ce qu’affirme Fodor, on commence à comprendre comment les traits psychologiques surviennent des traits génétiques et neuronaux. L’approche intégrative et fonctionnelle connaît aujourd’hui une pleine expansion en neurobiologie, dans le sillage des progrès fulgurants effectués depuis 15 ans par la génomique, la protéomique et l’imagerie cérébrale. Ce qui manque le plus souvent à ces recherches, c’est un cadre conceptuel fort pour modéliser les phénomènes observés. Celui-ci n’émergera pas tant que les philosophes de l’esprit et les scientifiques du cerveau s’ignoreront réciproquement. On ne peut pas dire que le livre de Fodor fasse progresser cette nécessaire interdiscipline…

 

Charles Kraus


Jerry Fodor, L'esprit, ça ne marche pas comme ça, Odile Jacob, 224 p.


Jerry Fodor, La modularité de l'esprit, Minuit, 1986, 148 p.