Marcela Iacub
l'empire du ventre
1 / Vous défendez
une approche positiviste du droit fondée sur une analyse dépassionnée
de la " norme juridique " à partir notamment de l'étude
de jurisprudences. A travers cela, vous semblez condamner la confusion entre
le jugement de droit et le jugement moral. Redoutez-vous une invasion du droit
par la morale ?
J'ai le sentiment que c'est en fait le contraire. C'est la judiciarisation de
tout qui est en train justement d'étouffer la morale. Pour que la morale
ait sa place, il faut laisser la possibilité aux gens d'être salauds
! Le but ce n'est pas de punir tous les salauds quand même ! Le droit
est en train d'étouffer la morale. La morale n'a pas de mécanisme
de sanction unique et formelle comme le droit, c'est pour cette raison que les
règles morales peuvent être plus plurielles. Vous pouvez mal supporter
les murmures malveillants des gens qui vous regardent mal, mais c'est quelque
chose que vous pouvez passer outre. Un jugement moral n'est pas la même
chose qu'un jugement juridique qui vous condamne et auquel vous ne pouvez pas
échapper La morale peut justement se manifester si tout n'est pas objet
à judiciarisation. Je suis pour l'élargissement de la place de
la morale, si vous voulez !
2 / Dans votre dernier ouvrage, vous déplorez le glissement institutionnel
d'une filiation complexe telle qu'elle s'exprimait dans le Code Napoléon
à une filiation centrée exclusivement sur l'accouchement. Comment
expliquez-vous cette évolution vers un " empire du ventre "
? Quelle valeur attribuez-vous à cette focalisation sur l'accouchement,
qui n'est pas simplement comme on le voit dans votre livre l'alliance du droit
et de la biologie puisque vous montrez à juste titre qu'une femme peut
devenir mère si l'enfant qu'elle met au monde n'est pas né de
son ovule ? Au-delà, quel rapport pensez-vous qu'il faut instituer entre
le droit et la nature ?
Au mariage napoléonien, très rigide, à l'origine de beaucoup
d'injustices on aurait pu préférer une solution plus conventionnaliste
qui aurait garantit l'égalité sans fonder la filiation sur le
corps. Je crois qu'on a eu peur de la liberté qui donnait la possibilité
de faire des accords, de faire des contrats, de fonder la famille sur la volonté
et non pas sur la nature. La nature s'est alors mise à marcher comme
une instance limitative, instance tenue pour supérieure à la volonté
humaine. On a voulu aussi centrer la famille autour des femmes, pour qu'elles
continuent à s'occuper de la reproduction. Une sorte de victoire à
la Pyrrhus, vous avez tous les droits, mais vous avez aussi toutes les charges
: les femmes continuent d'être esclaves de la reproduction. On aurait
pu en vérité émanciper les femmes de cette tâche
de la reproduction. Car telle qu'elle est organisée aujourd'hui, elle
est le tombeau des femmes.
Le rapport entre le droit et la nature est une véritable calamité.
On assiste à mon avis à un retour du droit canonique et d'un modèle
religieux. Comme dans l'Ancien Régime, on invoque la nature pour éviter
d'organiser la société d'une manière plus rationnelle,
plus libre en quelque sorte. Imaginons qu'on institue la filiation en fonction
de la volonté, ce n'est pas que tout le monde fera des enfants n'importe
comment, c'est que le corps deviendra seulement le moyen de la reproduction
et non plus la source du lien de filiation lui-même. L'accouchement doit
demeurer un moyen, comme tous les événements naturels doivent
être subordonnés à la volonté et à la liberté.
Il y a quand même une mauvaise foi extraordinaire dans ce recours à
la nature. On ne dit pas lorsqu'un enfant peut mourir d'une grippe qu'il faut
laisser agir la nature !
3/ Pensez-vous que tout doit être permis en matière de reproduction
? Si non, pourquoi accorder une plus grande valeur à un interdit conventionnaliste
qu'à un interdit naturaliste ?
Il faudrait surtout instituer un a priori de bonne foi avec la filiation. De
la mère manière qu'on suppose qu'une femme qui a accouché
sera une bonne mère pour son enfant, on doit en faire de même pour
celle qui n'a pas accouché ou pour les couples atypiques. Au contraire,
après la naissance, je suis même pour plus de contrôle. On
voit bien aujourd'hui que ce n'est pas parce qu'enfant vit avec ses deux parents
biologiques qu'il est plus heureux, qu'il est moins maltraité, etc. La
rupture du lien de filiation doit être rendue plus facile en cas de violence,
de même que l'adoption devrait être plus simple, plus rapide. Il
semble aujourd'hui évident que l'intérêt de l'enfant est
de vivre auprès de ses parents biologiques, mais quand ça se passe
mal, ça ne dérange personne qu'on attende des années pour
qu'il puisse être adopté par d'autres personnes, on ne pense pas
à son bien-être à ce moment-là...
4/ Comment expliquez vous cette " spécificité française
" en matière de législation sur la reproduction ?
En Angleterre c'est mieux, mais en Allemagne ou en Autriche c'est pire ! La
France reste un modèle un peu mixte dans la naturalisation du droit reproductif.
Néanmoins la société me semble plus réceptives à
des sujets tels que les mères porteuses qu'elles ne pouvaient l'être
il y a par exemple quinze ans. Si l'on admet en France les filiations des femmes
qui ont eu recours à une mère porteuse à l'étranger
les choses pourraient beaucoup changer... Mais je suis pourtant pessimiste.
Je crains que ce soit le modèle Allemand ou Autrichien, celui du tout
biologique qui s'impose en France.
5/ On dit habituellement que nous vivons dans des sociétés
hédonistes et individualistes, où le " souci de soi "
est centré sur la santé, la performance et le plaisir du corps.
Or, paradoxalement, le droit émet de nombreux avis sur le libre usage
des corps (cf. don d'organes, conservation de tissus, clonage, test génétique,
prostitution, etc.). Peut-on dire que le corps est encore largement confisqué
par des biopolitiques d'Etat traduites en normes juridiques ? Si tel est le
cas, pourquoi les mouvements d'émancipation sont-ils si timides ?
Timides ? Il n'y a aucun mouvement d'émancipation ! Je dirais qu'on est
arrivé aujourd'hui à la fin de la biopolitique. . Dès le
XIIIe siècle, dès l'origine de l'Etat moderne, le Prince s'est
emparé des puissances vitales de ses sujets. Il est intéressant
à remarquer que l'un des premiers actes de cet Etat a été
d'interdire le suicide, réprimé d'une manière bien plus
grave encore que le meurtre ! Le Prince avait un pouvoir de vie ou de mort sur
ses sujets, la possibilité même qu'ils avaient de se donner la
mort lui appartenait, parce que lui seul pouvait en disposer, la population
était sa richesse. L'Etat seul pouvait les envoyer à la guerre
ou tuer par la peine de mort... Mais aujourd'hui la peine de mort a été
abolie et la guerre est extrêmement mal vue, l'armée est devenue
une armée de métier, l'emprise de l'Etat sur la vie biologique
se relâche. On voit même des propositions pour légaliser
l'euthanasie. On est peut être en train de dépasser le stade de
la biopolitique pour arriver à une psychopolitique. L'objet d'emprise
ce n'est plus le corps, mais l'esprit ; l'Etat chercherait à contrôler
le psychisme tout entier. Le cas le plus paradigmatique, c'est celui de la notion
de " victime " qui est devenue une machine à punir systématique,
dans une démagogie assez effrayante. Aujourd'hui, en reconnaissant de
plus en plus dans les tribunaux cet état de " victime ", on
laisse croire à ces gens que leur guérison psychique va de pair
avec la gravité de la peine infligée à son bourreau. A
la limite, il préférable que votre mari ou que votre enfant soit
assassiné qu'il trouve la mort accidentellement. Dans le cas d'une mort
non attribuable à aucun coupable, personne ne peut être puni, personne
ne fait de vous une " victime " qui trouvera sa réparation
dans un châtiment infligé à autrui. Comme si on cherchait
à faire croire que par la punition l'événement malheureux
n'avait jamais eu lieu. Si vous êtes malheureux, c'est que le coupable
n'a pas été puni, quand il le sera, votre traumatisme disparaîtra...
Le psychisme est apparu d'abord avec la définition moderne des crimes
sexuels. Avant, on avait affaire dans ces crimes à une atteinte à
l'ordre familial, aujourd'hui on parle de dommage psychique. Un autre exemple
est le " harcèlement moral ", délit qui a plus à
voir avec la sorcellerie qu'avec un droit démocratique et rationnel.
Ce délit suppose que la " perversité " dans l'entreprise
pouvait causer des dommages sur la santé par le biais du psychisme de
la victime et ce dans un rapport de causalité parfaite. On vous traite
mal dans votre travail, et vous tombez malade, et vous avez envie de vous suicider
! Ça paraît tout de même assez extraordinaire la croyance
dans cette suggestion psychique alors que le psychisme est quelque chose de
tellement complexe et surtout de tellement individuel ! Cette psychopolitique
qui considère que le psychisme peut être un espace de gouvernement
m'apparaît comme bien plus grave que toutes les biopolitiques. La notion
de " victime " possède un pouvoir de perturbation énorme
des règles classiques de l'Etat de droit : du moment qu'il a des victimes,
alors il faut punir quelqu'un même si les accusés sont innocents.
Il faut se montrer le plus vigilant avec la psychopolitique, car ce dispositif
n'est pas encore totalement organisé, il commence à se mettre
en place.
6 / Et le " féminisme victimaire " ?
Mais la victime est une création du féminisme ! Ce sont les féministes
qui ont inventé la notion de dommage psychique ! Si vous dites que, lorsqu'on
quelqu'un est violé, on porte atteinte à son droit sexuel, ceci
est très différente que parler d'un dommage psychique. C'est de
cette manière qu'on aurait du penser le crime sexuel moderne, sur la
forme de l'atteinte au droit sexuel. Mais si on n'a pas souhaité le faire
ainsi est que le droit sexuel donnerait aussi le droit de se prostituer, de
même que porter plainte contre ceux qui vous empêchent d'avoir des
relations sexuelles avec autrui si vous êtes sexuellement majeur... Mais
on n'a pas voulu faire de la sexualité un droit. On a préféré
penser à cette idée de dommage psychique, de traumatisme. Les
féministes ont été pionnières dans cette manière
de penser le gouvernement du psychique. Il y a une autre manière de penser
le féminisme.
7/ Comment ?
De manière indifférentialiste. Les hommes et les femmes doivent
avoir les mêmes droits dans les domaines de la filiation et de la reproduction.
Il ne faut plus que les femmes aient le choix entre vie professionnelle et vie
reproductive, c'est ce choix qui les détruit. Il faut qu'elles comprennent
que la première chose à faire est être économiquement
autonomes, ne plus dépendre des hommes.
Il faut que l'Etat prenne en charge d'une manière plus importante le
soin des petits-enfants, qu'on n'octroie plus des prestations compensatoires
en cas de divorce. Le fait que ce soient les hommes qui compensent l'investissement
familial des femmes me semble la meilleure manière de les laisser dans
ce rôle de reproductrices, de ne pas les pousser à être autonomes.
8/ Quand on étudie
l'histoire des biotechnologies, on constate que l'ectogénèse a
intéressé très tôt les chercheurs : Julian Huxley
et Hermann Müller en parlaient déjà dès les années
1920. Or cette piste de recherche est restée largement inexplorée,
y compris dans l'expérimentation animale. Ce désintérêt
relatif doit-il, selon vous, être associé à l'obligation
implicite pour la femme de remplir ses devoirs " naturels " de maternité
? Ne peut-on le rapprocher de la répugnance vis-à-vis de la pratique
des " mères porteuses ", notamment dans certains pays (dont
la France) qui l'interdisent formellement ?
On pense qu'on ne peut pas aimer un enfant qui n'est pas passé par un
corps, c'est faire peu de cas de la paternité !
L'ectogénése fait de la gestation une technique, de même
que la gestation pour autrui. On pourrait au contraire enfin débarrasser
les femmes de cette charge. D'autres problèmes comme l'avortement seraient
dédramatisés car il est toujours plus facile d'avorter une machine
qu'une femme. Cela instituerait aussi un rapport symétrique à
l'enfant entre l'homme et la femme... Au-delà de contraintes techniques,
car l'ectogénése est en effet très complexe à mettre
en place, il y va plutôt d'une répugnance d'ordre symbolique :
un enfant né de la sorte ne serait pas humain, il y a aussi l'impact
du Meilleur des Mondes, l'idée que la technique nous dépossède
au moment où l'on s'en sert, etc. Mais j'espère qu'il y a des
personnes qui pensent autrement...
9/ Habituellement, le droit statue sur des réalités sociales,
pour les réprimer ou les entériner. Dans le cas des biotechnologies,
le droit semble vouloir statuer sur des virtualités (ex. le clonage humain,
jamais attesté à ce jour) et cela sur un mode généralement
répressif (interdiction). Que pensez-vous d'un tel " principe de
précaution juridique ", où le droit pose un interdit sans
aucune base empirique ?
Le clonage n'a pas été interdit en France à cause du principe
de précaution mais avec des arguments différents. Le principe
précaution s'utilise dans d'autres domaines, comme les OGM. Ce principe
me semble absurde et décadent. Interdire quelque chose si l'on sait qu'il
existe des risques graves pour la santé et pour l'environnement c'est
évident et normal mais quand on n'en sait rien cela me paraît assez
stupide. C'est le syndrome d'Hiroshima ! On pense que la technique est porteuse
en tant que telle de destruction. Mais je ne pense pas que cela va durer, ne
serait-ce que pour des contraintes purement économiques. Si en France,
tous les journalistes et les intellectuels sont hostiles à de telles
biotechnologies, beaucoup de leurs consorts américains sont payés
par les entreprises du secteur pour faire leur promotion. On ne pourra pas rester
à la traîne éternellement.
10/ On constate une accélération des découvertes techniques
et scientifiques rendant possibles des mutations anthropologiques. Qu'en pensez-vous,
comment peut-elle se répercuter sur un plan juridique ?
Cela me paraît aussi inévitable, et assez intéressant à
observer. On pourrait peut-être espérer abolir un jour la mort,
imaginer que les gens ne puissent plus que se suicider, ce serait bien sûr
un changement anthropologique radical. Et d'un point de vue juridique, la France
interdira-t-elle ou non un potentiel médicament contre la mort ? Je ne
crois pas à ceux qui disent que la mort est la condition du désir,
je crois que c'est ici une sorte de justification philosophique de la résignation.
Ce n'est pas enviable de vieillir, ce n'est pas agréable d'être
malade. On ne peut pas ainsi déifier nos limites, déifier notre
misère. C'est extraordinaire d'imaginer que par notre intelligence, on
pourrait modifier nos coordonnées vitales...si l'on pourrait totalement
régénérer ses organes, c'est toute l'expérience
humaine qui serait chamboulée, le mot " homme " voudrait dire
tout autre chose... En tout cas, en interdisant telle ou telle recherche, on
vole l'humanité, on vole à l'humanité les avenirs possibles
qu'elle pourrait avoir.