Pour la liberté moléculaire
Dans son article « The Battle for Your Brain » publié
en février 2003 sur la version web de la revue Reason, Ronald Bailey
tend la main à ceux qui, comme Francis Fukuyama, voient dun mauvais
il lutilisation possible et permise des molécules neurologiques.
Après un rapide passage en revue des contre-arguments présents
chez Bailey, les Mutants resituent à leur tour le débat.
Synthèse des contre-arguments de Ronald Bailey
>>Les
améliorations neurobiologiques peuvent changer en permanence le cerveau.
Plutôt que de modifier lesprit par des pilules, nous devrions faire
leffort dagir sur lenvironnement.
Cela
na pas grand sens : toute expérience du monde (léducation
notamment) change en permanence le cerveau. Il ny a aucune raison dopposer
modelage « interne » et « externe » des neurones.
>>Les
améliorations neurobiologiques sont anti-égalitaires. Seuls les
plus riches pourront se payer les nouvelles drogues, de sorte que lécart
va se creuser dans notre société cognitive.
Il
sagit dune objection permanente adressée à toute innovation
médicale, dabord réservée aux plus fortunés.
Mais ce nest pas parce que tout le monde ne peut pas se payer des leçons
de golf que le golf est interdit.
>>Les
améliorations neurobiologiques sont égalitaires et en fin de compte
sauto-annulent.
Si tout le monde peut améliorer son intelligence ou sa mémoire,
il ny a finalement aucun intérêt (avantage relatif) à
le faire.
Sauf
que lamélioration nest pas un jeu à somme nulle :
si chaque individu augmente ses capacités cognitives, il en résultera
un bien global dû à lamélioration de la
créativité ou de la productivité cognitives dans la société
tout entière, avec des retombées positives pour chacun.
>>Les
améliorations neurobiologiques seront difficiles à refuser du
fait de la pression sociale
Il existera une pression compétitive forte qui, à terme, risquera
de déclasser les individus refusant daccroître artificiellement
leur mémoire ou leur intelligence.
Pourquoi
le supposer ? Certains travaillent dur pour aller dans une grande école
ou obtenir un diplôme universitaire, dautres se contentent de devenir
garagiste ou plombier. Le rapport aux pilules sera le même que le rapport
à léducation.
>>Les
améliorations neurobiologiques entament la volonté.
On
retrouve ici largument avancé par Fukuyama à savoir que
prendre une pilule est trop facile ; si on manque destime de soi, il faut
travailler dur, se battre avec soi-même et avec les autres, endurer des
sacrifices pour en être fier, etc.
On ne voit pas trop ce qui justifie cette position stoïcienne-chrétienne
ou du moins ce qui permet de justifier un interdit à partir delle.
De plus, le fait daméliorer son intelligence et sa mémoire
ne dit rien des défis que lon sapprête à relever
avec cette intelligence et cette mémoire optimisées.
>>Les
améliorations neurobiologiques détruisent la responsabilité
personnelle.
A
en croire Bailey, au lieu dêtre des agents moraux responsables,
nous allons devenir des robots moléculaires. Pourquoi donc ? Celui qui
décide de changer un trait de sa personnalité par une pilule est
parfaitement responsable de son acte (et restera responsable de ses actes après
le changement).
>>Les
améliorations neurobiologiques imposent discrètement des normes.
De
même que les femmes dépensent en cosmétiques pour se conformer
à un idéal féminin imposé, les drogues produiront
une forme de normalité sociale.
Outre quil na jamais co-existé autant didéals
féminins différents dans nos sociétés, plusieurs
points peuvent être objectés :
a) toute société produit des normes à sa moyenne de comportement, ce qui na jamais empêché les marges dexister
b) rien ne dit que les individus choisiront les mêmes optimisations
c) les commissaires bio-éthiques voulant interdire les pilules ont eux-mêmes une visée normative.
>>Les
améliorations biologiques nous rendent inauthentiques. Les pilules transforment
lindividu en autre que lui-même.
Peut-être,
de même que les conversions religieuses. Et alors ? Si lon a envie
de découvrir une nouvelle personnalité, au nom de quoi en serait-on
empêché au juste ?
Quel enjeu ?
Les années 1990 ont été qualifiées de " décennie du cerveau ". Grâce au progrès de limagerie cérébrale - tomographie par émission de positons, imagerie par résonance magnétique fonctionnelle -, les chercheurs ont pu étudier le cerveau humain in vivo. Cela a permis de localiser les différentes zones fonctionnelles impliquées dans la cognition (intelligence, mémoire, langage, émotions, perception, contrôle sensori-moteur, etc.). Dans le même temps, les progrès de la biologie moléculaire et cellulaire ont mis en évidence les mécanismes de la communication synaptique entre les neurones permettant le traitement de linformation. On a ainsi découvert linfluence sur notre personnalité et notre comportement de toutes sortes de substances chimiques (monoamines, peptides, hormones, enzymes) appelées neurotransmetteurs ou neuromédiateurs.
Ces avancées théoriques nont pas été sans conséquences pratiques. Tout le monde a par exemple entendu parler du Prozac : en agissant de manière très simple sur la recapture dun neurotransmetteur (la sérotonine) par le cerveau, ce médicament donne des résultats efficaces chez les deux-tiers des patients déprimés. Il change parfois leur personnalité en leur donnant de lénergie, de la confiance en soi, de la volonté, etc. Le Prozac nest pas un cas isolé : des médications neurologiques de plus en plus nombreuses permettent de lutter contre toutes sortes de troubles, depuis la dépression jusquà lhyperactivité en passant par limpuissance, lanxiété, les troubles de la mémoire ou les pathologies neurodégénératives.
Ce mouvement de " molécularisation du cerveau " est le pendant médical de la naturalisation philosophique de lesprit. Il va samplifier au cours des décennies 2000 et 2010, notamment grâce aux progrès de la génomique et de la protéomique fonctionnelles. Depuis quelques années, les grands labos investissent des sommes considérables dans la R&D sur certains marchés (par exemple, Alzheimer, avec 1 million de victimes potentielles en 2020 pour la seule France ou les troubles érectiles, avec 50 % de la population concernée à un moment de sa vie).
Mais lenjeu va également se déplacer. Quand on trouve un traitement qui restaure les capacités mnésiques (cas dAlzheimer), on ne lutte pas seulement contre une pathologie : on maîtrise un phénomène fondamental de la cognition et on permet de facto aux individus sains daméliorer eux aussi leur mémoire. A côté des molécules thérapeutiques va donc se développer un marché des molécules optimisatrices et transformatrices. Le phénomène existe déjà : certains prennent du Prozac pour " avoir la pêche ", sans trouble dépressif diagnostiqué ; certains prennent du Viagra ou de lIxense pour augmenter leur performance sexuelle, sans trouble érectile caractérisé ; les médications spécifiques contre lhyperactivité avec déficit de lattention et la narcolepsie font lobjet dun trafic important pour leurs effets psychostimulants équivalents à lamphétamine. Tout cela sans parler des labos clandestins produisant des drogues de synthèse comme lEcstasy. (On pourrait faire des remarques analogues sur les hormones : DHEA, mélatonine, etc.).
La question des prochaines années sera donc : quel degré de liberté moléculaire pour les individus ? Comme toujours dans ce type de débat, on trouve rapidement des partisans de la prohibition. Fukuyama en fait partie, et Bailey lui répond (ainsi quà divers directeurs de conscience qui pullulent dans les comités de bio-éthique) avec lavantage certain de ne pas se prononcer sur les finalités de telles molécules. Si les uns cherchent la jouissance facile et le petit bonheur, les autres sorienteront vers une plus grande puissance d'action ou de réflexion. L'important est : au nom de quoi une conception particulière du bonheur (ou de la santé) devrait-elle devenir une norme imposée à tous ? La position mutante est alors facile à résumer et tient en trois mots : totale liberté moléculaire.
Ronald Bailey, « The Battle For Your Brain » in Reason Online, Février 2003