NEUROMACHINE

Esprit et cerveau


Les Mutants ne sont pas toujours d'accord sur tout. Aussi passent-ils une partie importante de leur temps à débattre des divers aspects de l'avenir de la Mutation. Voici le premier débat mutant, dont le sujet est "La pensée est-elle réductible au cerveau?".

Débat entre Mutant X (Professeur-agrégé de philosophie) et Mutant Y, (Scientifique spécialisé dans le domaine de la biologie et des neurosciences).

Introduction :

A l'ère des cerveaux-machines, l'énigme de nos propres circonvolutions neuronales fascine toujours. Quel est le secret qu'abrite, sous leur crâne, ces drôles de machines qui traitent de l'information abstraite, débattent de l'origine de l'univers et colonisent l'espace ? Nous pensons, rêvons, sentons : est-ce une étincelle de vie cosmique dépassant notre imagination ? Est-ce le souffle divin ? En soi, toutes les hypothèses sont possibles. Mais si la pensée n'était que le flux immatériel du cerveau, et si une connexion neuronale était une idée. Le biologique pourrait avoir généré son propre software, à l'intérieur même de l'équivalent du silicium : la cellule vivante... A l'instant, vous lisez ces lignes, et pensez. Le phénomène "compréhension" est-il une guirlande électro-chimique de votre matière grise?

Radioscopie de l'enjeu en débat.


1) MUTANT Y :


Un texte ou des pensées constituent des réseaux de neurones. Pensées et textes sont parfaitement décodables par des neurobiologistes. Il suffirait que les personnes ayant eu connaissance du texte, ou pensant à une chose, se prêtent à une expérience d¹imagerie mentale associée à l'électro-encéphalographie fine. Il serait alors aisé de repérer avec précision le réseau de neurones en question (par un potentiel évoqué préalable). La localisation de ce réseau, sa vitesse, sa latence et sa fréquence d¹activation fourniraient même quelques indications sur l¹état " subjectif " des volontaires. En effet, selon l¹importance qu¹il donne à une information perçue, notre cerveau ne la classe pas de la même manière ni au même endroit.

2) Réponse de MUTANT X :


Cette idée du texte ou de la pensée comme réseau de neurones n'est pas, à mon sens, entièrement satisfaisante. En effet, le problème se situe à un niveau fondamental (la pensée n'est pas le cerveau). Au lieu d'axer sur l'imagerie médicale (qui reconduit l'objection : ce qu'on observe, c'est le cerveau en train de lire un texte, pas le texte lui-même), il vaudrait mieux affirmer que le texte (ou la pensée) est un réseau de neurones formels, c'est-à-dire un programme artificiel d'expérimentation.

3) Réponse de MUTANT Y :


Pour ma part, je soutiens la position du "matérialisme identité" : la pensée est le cerveau qui pense. En ce sens, un texte est un neurone formel (programme artificiel d'expérimentation) et un réseau de neurones réels : il est bel et bien gravé dans le cerveau de ses lecteurs, comme sont gravés une action de Jésus, une phrase de Ben Laden ou le visage de leur mère. Si j'insiste sur le côté biologique, c'est pour montrer que la position idéaliste (l'esprit comme identité différente de ou irréductible à la matière) est inadéquate. Un texte (ou une pensée) constitue bien une configuration neuronale auto-réalisée.

4) Réponse de MUTANT X :


Je ne suis pas convaincu. Etes-vous d'accord pour dire que le signifié (le sens) n'est pas le signifiant (le son ou le signe écrit), que le texte (un agencement signifiant de signes produisant un sens) n'est pas identique à son support ( qui est variable : récit oral, papyrus, livre imprimé, fichier informatique, etc.) ? Si oui, alors appliquez la même distinction logique au couple pensée / cerveau. L'expérience subjective du plaisir produit par l'ingestion de chocolat n'est pas identique à l'activation objective de l'aire cérébrale correspondante. Ressentir (qualité subjective) n'est pas mesurer (quantité objective). Le cerveau n'est que la base où la pensée s'inscrit. Ce n'est pas même la cause de la pensée (puisque la causalité doit prendre en compte les facteurs environnementaux).

Aussi, comment nier qu'un état mental n'est pas un réseau de neurones ? D'ailleurs, ce qui le montre bien, c'est que des états mentaux seront bientôt programmables sur machine : l'information reste la même, mais le support a changé. Il n'y avait donc pas identité entre les deux.

5) Réponse de MUTANT Y :


Le clivage est ici important. La position de base du matérialisme identité est : à tout état psychologique correspond un état neurobiologique. L'identité n'est pas nécessairement causale : simplement, elle prend acte d'une indissociabilité. L'esprit est incarné dans la chair neuronale, elle-même incarnée dans le corps.

Dans certains cas, l'identité est causale (A>B) ; dans d'autres, elle est modale : f(A) > B, où f est une fonction complexe incluant d'autres éléments que le support biologique. (A étant l'état neurobiologique, B l'état psychologique).

Signifié/signifiant et texte/support : l'un diffère certes de l'autre, mais l'un n'existe pas non plus sans l'autre. Le support n'est pas la cause du texte, le signifiant n'est pas la cause du signifié, etc. Mais vous ne pouvez parler d'un signifié que par son signifiant et d'un texte que par son support (sinon, il n'existe pas, donc vous parlez dans le vide ; s'il n'existe plus et que vous en parlez, c'est que vous le possédez en mémoire, ce qui est équivalent à un support). Je retourne donc votre question : pouvez-vous imaginer une pensée humaine sans cerveau humain ? Moi, non. A un certain degré, un état mental humain est nécessairement un état de neurones humains. Tout comme un arbre est un assemblage de cellules végétales.

Plaisir et sensation : il existe précisément un nombre croissant de molécules qui provoquent, simulent ou amplifient les sensations. Une quantité mesurable (de neurotransmetteurs) aboutit bel et bien à une qualité ressentie. Cet exemple irait donc plutôt dans le sens du causalisme pur et simple : les agencements chimiques et électriques du cerveau comme cause directe d'états mentaux. Exemple inverse : vous pouvez gaver de chocolat un individu atteint d'agueusie, il ne ressentira rien du tout. Car son cerveau est lésé. Pour reprendre vos mots, l'expérience subjective est bel et bien liée à l'activation objective. Elle n'est pas "identique" pour des raisons de contexte, pas pour des raisons de nature (différence contingente, non essentielle).

Les états mentaux d'une machine ne seront pas les états mentaux de l'homme. On programmera une similitude d'émergence, pas une identité de l'émergent.

6) Réponse de MUTANT X :


Il faudrait d'abord nous entendre sur les mots. Lorsque vous affirmez que "la position de base du matérialisme identité est : à tout état psychologique correspond un état neurobiologique", vous faites une confusion conceptuelle. "Être identique à" ne veut pas dire "correspondre à". Cette distinction est particulièrement précise en mathématiques : l'égalité y est distinguée de la correspondance. Par exemple, 2+3=5 est une égalité, parce qu'on peut identifier, c'est-à-dire interchanger 2+3 et 5, le principe étant que le tout est égal à la somme de ses parties. En revanche, la correspondance désigne la relation générale entre deux ensembles, la relation pouvant être bijective, réciproque, etc., ou non. Dans ce cas, dire que x correspond à y ne veut évidemment pas dire que x=y, mais que, dans l'opération considérée, x va avec y, ou qu'on associe la propriété y à x. Par exemple, la relation si x, alors y, sera représentée, dans la théorie des ensembles, par une inclusion de x dans y. Un autre cas de correspondance intéressant est l'analogie, c'est-à-dire l'identité de rapports, du type : a/b=c/d. Ici, a et b correspondent réciproquement à c et à d, mais ne leur sont pas identiques. C'est le rapport de a à b qui est égal au rapport de c à d. Prenons un exemple : si je dis que la balance est à la justice ce que l'équilibre est à l'équité, je ne peux pas en inférer pour autant que la balance est identique à l'équilibre (encore moins qu'elle est identique à la justice) ! Pour résumer, je dirai qu'il faut conserver à l'identité son sens fort de principe logique (du type : si a=b, et que b=c, alors a=c ; ou : si a et b sont les deux parties de c, alors a+b=c).

Dans ces conditions, je suis d'accord avec l'idée qu' "à tout état psychologique correspond un état neurobiologique". Mais on ne pourra évidemment pas en déduire qu'un état psychologique est identique à un état neurobiologique. La proposition que "à un certain degré, un état mental humain est nécessairement un état de neurones humains" est donc très imprécise. Ensuite, reste à savoir ce qu'on entend exactement par "correspondre à". On peut par exemple poser que la relation pensée/cerveau est une relation conditionnelle inductive, du type : s'il y a pensée, cela présuppose un cerveau. De toute évidence, cette relation est vraie (sauf pour les chrétiens intégristes), et je n'ai jamais prétendu le contraire. Mais elle ne nous apprend pas grand chose. On peut aussi énoncer une analogie : l'activité neuronale est au cerveau ce que la pensée est à l'esprit. A nouveau, cela n'est pas faux, mais demeure insuffisant. J'ai déjà indiqué dans un précédent message la raison pour laquelle le cerveau ne peut être considéré comme l'unique cause productrice de la pensée. A la limite, la pensée est elle-aussi une cause du cerveau, puisque la plasticité cérébrale des enfants est telle que, plus ils exercent leur pensée, plus ils orientent en retour la formation de leurs réseaux neuronaux. Il est clair que si je ne fais jamais de maths, je ne construirai pas non plus les réseaux neuronaux adéquats à cette discipline.

L'analyse est à peu près la même concernant le couple sensation/système limbique. Ai-je nié que "l'expérience subjective [soit] bel et bien liée à l'activation objective" ? Nous sommes dans le même cas de figure que précédemment : la sensation correspond à un état neurobiologique, mais ne lui est pas identique. D'une manière générale, si la subjectivité (ou la conscience, ou l'intentionnalité, ou l'intériorité, ou l'activité psychologique, peu importe ici) émerge de l'objectivité (ou de la matière, ou du biologique, etc.), cela ne veut pas dire que subjectivité=objectivité. Je suis entièrement d'accord pour ne pas créer une rupture artificielle entre ces deux aspects. Reste qu'il y a là un double point de vue (ce que je ressens à l'intérieur / ce que j'observe à l'extérieur) irréductible, même si c'est bien sur la même réalité.

Sur le rapport entre signifiant et signifié maintenant. Je n'ai pas non plus nier que leur rapport est nécessaire, et c'est du reste pourquoi j'ai pris cette comparaison ! Il y a même ici une analogie intéressante : la pensée est au cerveau ce qu'une signification (un signifié) est à une trace sonore ou écrite (un signifiant). Et de même qu'un cerveau peut ne plus penser (dans le coma), de même, un son peut ne rien signifier du tout. Donc, une nouvelle fois, si on peut avoir un des termes sans l'autre, il n'y a pas identité (pas d'interchangeabilité). En revanche, il est clair que la pensée s'inscrit dans le cerveau comme le signifié dans le signifiant.

7) Réponse de MUTANT Y :


Je suis tout à fait d'accord avec vos précisions, mais elles s'éloignent à mon sens de notre débat. Si le mot "identité" est empli depuis la logique d'Aristote d'une trop lourde charge philosophique, nous pouvons bien sûr en changer (en l'occurrence, j'empruntais l'expression "matérialisme identité" à Jean Delacour). Disons "matérialisme complexe", par exemple, pour se distinguer du matérialisme réducteur simple de certains philosophes ou neurobiologistes.

L'identité à laquelle je pensais n'est pas une égalité, comme vous l'aurez compris, mais une relation. Pour préciser cette relation, il faudrait d'abord préciser de quoi nous parlons. Si nous parlons de la mémoire, par exemple, on peut dire qu'il existe certainement une relation d'inclusion entre mémoire et cerveau (au sens où tous les éléments de la mémoire font partie de l'ensemble des cellules du cerveau). Si nous parlons de la pensée au sens large, les choses sont plus complexes puisque certains éléments de la pensée (les stimuli externes du système cognitif) ne peuvent être strictement inclus dans l'ensemble des cellules du cerveau. Dans ce cas, nous dirons que la pensée est sans doute une fonction ou un ensemble de fonctions du cerveau (au sens d'une application qui fait correspondre à certains types d'éléments certains types de neurones ou certains types d'organisation de neurones). Pour le dire autrement : la pensée est une propriété émergente du système complexe appelé cerveau. A mes yeux, la complexité en question ne doit pas se transformer en fétiche métaphysique : tout complexe qu'il soit, le cerveau reste un système physique, que l'on pourra décrire un jour. Et ce jour-là, nous aurons décrit des choses que l'Homo sapiens tient en très haute estime, comme la pensée, la conscience, la mémoire, l'esprit, etc. Vous noterez d'ailleurs au passage l'ambivalence de certains de ces termes, qui ne font pas l'objet d'un consensus en philosophie ni en science (on parlerait d'âme que les choses seraient à peine plus précises !!)

Mais revenons à l'objet initial de notre désaccord : peut-on dire d'un texte qu'il est un réseau de neurones dans le cerveau d'un individu ? Votre réponse est négative, la mienne est positive. Pour justifier et expliciter ma position, je prends un exemple. La Bible est assurément inscrite dans mon cerveau par un certain nombre de neurones, qui se trouvent activés lorsque l'on me demande de penser à la Bible. Cela ne signifie pas que ces neurones sont identiques à la Bible, mais que la lecture de la Bible et la mémorisation conséquente de certains passages (mais aussi des émotions ou des réflexions liées) se sont biologiquement matérialisées dans mon cerveau. Si, par malheur, un accident vasculaire cérébral entraînait une lésion de la partie du cerveau concernée, on pourrait dire que la Bible n'existe plus pour moi. Je serais en effet dans l'incapacité de me remémorer quoi que ce soit à son sujet, si tant est que le mot "Bible" lui-même évoque quelque chose. De cette cérébrolésion heureusement imaginaire (mais d'autres exemples, fort nombreux, peuplent les annales de la neuropathologie), il me semble légitime de déduire qu'un texte correspond bel et bien à un ensemble de neurones réels (et non formels, comme vous le suggériez). Si vous postulez le contraire, la disparition de la Bible consécutive à l'inactivation de certains neurones est assurément un grand mystère.

A partir de cette position, notez que l'on pourrait travailler à une approche biologique de la culture : certains stimuli cognitifs structurant de la culture (les mèmes de Dawkins) sont-ils mieux adaptés que d'autres pour s'incruster dans le cerveau ? Si les neurones s'auto-organisent de manière darwinienne durant l'embryogenèse (comme le pense G. Edelman), en va-t-il de même durant l'enfance et l'adolescence (périodes où se poursuit et s'achève le développement cortical) ? Existe-t-il, comme le pense Wilson, des schémas évolutionnaires à la base de nos grands récits religieux ou imaginaires ? Etc. Toutes ces questions n'ont de sens que si l'on accepte une porosité entre le biologique et le culturel (la relation dont nous parlions plus haut et qui reste à préciser mathématiquement), porosité qui se situe à l'opposé de l'irréductibilité encore dominante en philosophie et en sciences humaines.

Concernant les sensations, je reste également sceptique. Faisons une autre expérience imaginaire. La lecture de votre texte m'irrite grandement. Pour me calmer, j'avale un comprimé de Lexomil. Au bout d'une heure, l'activation de mon système gabaergique, sous l'impulsion du benzodiazépine, provoque chez moi une sensation de calme et de plénitude. En quoi cette sensation est-elle essentiellement différente de / irréductible à l'état neurobiologique induit par la molécule ?

Je dois ici vous demander à mon tour des précisions. Vous dites : "Je suis d'accord pour ne pas créer de rupture artificielle entre [subjectivité et objectivité]. Reste qu'il y a là un double point de vue (ce que je ressens à l'intérieur / ce que j'observe à l'extérieur) irréductible". Or, votre irréductibilité ressemble fort à une "rupture artificielle" ! Qu'entendez-vous donc par "irréductible" ? En quoi distinguez-vous donc irrémédiablement le subjectif de l'objectif ?

8) Réponse de MUTANT X :


Notre débat a au moins progressé sur un point capital (et, contrairement à ce que vous dites, pas du tout accessoire) : l'identité n'est pas la correspondance. Mais laissez-moi préciser ceci : lorsque je définis l'identité par l'égalité mathématique, ce n'est pas Aristote qui est en cause (encore moins les sciences humaines). Et jusqu'à preuve du contraire, aucun logicien n'a encore réussi à prouver que A n'était pas identique à A. Le principe d'identité (ou de non-contradiction) est la seule garantie que notre échange puisse mener quelque part.

A partir de là, les choses s'éclairent d'elles-mêmes. Oui, tout état psychologique (pensée, sensation, mémoire...) correspond à un état neurobiologique. Oui, il y a une relation d'inclusion entre le psychologique et le cerveau, même si les causes elles-mêmes du psychologique ne sont pas toutes dans le cerveau. Oui, le psychologique est une propriété émergente du cerveau (et partant, du biologique). Oui, il y a des ambivalences préjudiciables à la science : celle qui caractérise l'usage du mot identité en est un bon exemple.

Dès lors, la réponse à la question de savoir si un texte est un réseau neuronal découle logiquement de cette clarification. Le texte laisse une trace neuronale dans l'esprit. Mais, selon ce que l'esprit fait de ce texte, la trace ne sera pas la même et n'aura pas la même localisation dans le cerveau. Selon que je lise ou que j'apprenne ou je me remémore ou que je pense au texte, ce ne seront pas les mêmes aires corticales qui seront activées. C'est pourtant bien le même texte à chaque fois ! Il y a en fait trois pôles qu'il ne faut pas confondre : le texte, l'activité psychologique et le cerveau. Le texte donne lieu à une activité psychologique (il en est l'occasion) dont la base est le cerveau (qui en est la cause matérielle). Selon l'activité psychologique, des traces seront déposées à des endroits différents du cerveau. Ainsi, le texte correspond à une activité psychologique qui correspond à une aire cérébrale. La relation texte / activité psychologique est la stimulation d'une fonction psychologique ; la relation activité psychologique / cerveau est une réorganisation du support neuronal.

Quant à l'idée que subjectivité et objectivité sont irréductibles, cela ne signifie pour moi que la chose suivante : physiologiquement, nous n'observons pas notre activité neuronale en pensant, c'est tout. Nous sommes donc prisonniers d'un double point de vue. Ce n'est pas en pensant que je peux avoir accès au cerveau, c'est en observant une réalité physique. Évidemment, ma pensée n'en est pas moins inscrite dans mon cerveau. Simplement, mon cerveau en est le point aveugle, si je puis dire. Ni rupture, puisque pensée et cerveau sont les deux faces du même phénomène, ni artificiel, puisque c'est physiologique c'est-à-dire naturel, vous comprendrez donc que cette idée de double point de vue n'est pas une rupture artificielle !

Je tiens en outre à vous préciser, à la lumière de certaines de vos allusions (idéalisme, conceptions figées des sciences humaines, etc.), que je suis matérialiste. Je n'ai aucune conviction religieuse et ne crois pas un seul instant que ma pensée puisse errer hors de mon cerveau, sauf à considérer des expériences de dé-corporéisation dont j'ignore tout.

Une question pour finir : pourquoi maintenez-vous cette stricte équivalence entre "être identique à" et "se matérialiser dans", alors qu'il est manifeste qu'écrire sur une feuille le nom de la jeune femme que vous aimez ne la fait pas devenir cette feuille de papier?

9) Réponse de MUTANT Y


Pour répondre à votre dernière question, je ne maintiens pas la stricte équivalence dont vous parlez. Je signalais dès l'ouverture de mon précédent propos que l'usage du mot "identité" prête à trop de confusion logique pour être maintenu. Néanmoins, je continue de postuler une identité entre certains états mentaux (pas tous) et les réseaux de neurones correspondant. Par exemple, entre la mémoire d'une forme / d'une idée / d'un texte et le support matériel de cette mémoire dans le cerveau. Le souvenir d'une jeune femme n'est pas la jeune femme, mais il est bel et bien l'ensemble des neurones portant et exprimant le souvenir, non quelque essence flottant je ne sais où. (Dans votre exemple, le nom de la jeune femme est bel et bien identique à la transformation de la feuille de papier par l'impression des caractères de ce nom. Soit Sophie = Sophie, si Sophie est à la fois le nom de la jeune fille et la suite de lettres que j'écris sur la feuille).

A votre tour, pour clore le débat initial, acceptez-vous le fait qu'un texte soit aussi, entre autres choses, un réseau de neurones imprimé dans le cerveau de son récepteur ? Comme je le signalais dans mon expérience imaginaire d'EEG et comme vous le rappelez, l'esprit-cerveau ne classe pas de la même manière selon l'importance accordée au texte (importance qui inclut, par exemple, la charge émotive, connue pour favoriser la mémorisation). Cette propriété est d'ailleurs explorée pour mettre au point de nouveaux détecteurs de mensonge ou de faux souvenirs : il semble que les individus n'utilisent pas la même partie du cerveau selon qu'ils inventent un fait ou qu'ils s'en souviennent.

Pour ouvrir au débat, je suggère une métaphore. La physique des particules et la macrophysique n'utilisent pas la même logique : dans un cas probabiliste, dans l'autre cas déterministe (ou quasi-déterministe). L'objectif ultime est bien sûr une théorie unifiée de la physique, dont beaucoup espèrent qu'elle verra le jour au cours du XXIe siècle. Il me semble que nous sommes un peu dans le même cas concernant les neurosciences et une future théorie unifiée de l'esprit. La description des neurones d'une part, des états mentaux d'autre part n'obéit pas nécessairement à la même approche logico-scientifique. Si certains phénomènes simples (de nature électrique ou chimique, de niveau cellulaire ou moléculaire) possèdent aujourd'hui une bonne description, nous manquons sans doute des règles décrivant les suites de phénomènes (et leurs interactions) qui aboutissent aux états mentaux.

Principe d'identité et de non-contradiction : voilà à mon sens un sujet piégé pour qui n'a pas une solide formation de logicien (ce qui est mon cas, hélas!). Contrairement à vous, je ne suis pas absolument certain de la validité de ce principe en dehors de la logique formelle. Dès que nous entrons dans le domaine du langage par lequel l'homme habite le monde, la question devient quelque peu indécidable, comme l'ont remarqué le dernier Wittgenstein et le dernier Quine. Telle sensation sera dure et froide à l'un, douce et chaude à l'autre, par exemple. Le même solide, qui ne peut sans doute pas avoir deux états physiques contraires (différents) à un moment donné, peut en revanche très bien recevoir deux descriptions contraires et également vraies pour les locuteurs qui les énoncent. Mais enfin, il me paraît assez imprudent de réouvrir ici le débat du réalisme et du relativisme (ou nominalisme), sur lequel se sont affrontées plusieurs générations de nos aînés !

Votre distinction entre subjectivité et objectivité ne me satisfait pas tout à fait. L'observé et le ressenti diffèrent certes ; mais cette différence ne suffit pas à mes yeux pour poser une irréductibilité. Comme je joue le rôle du (méchant) "réducteur scientiste" dans notre dialogue, je vais aller un peu plus loin : le subjectif me paraît totalement dénué intérêt, bien que notre philosophie en soit éprise depuis longtemps. Je le définirais comme les variations individuelles de mêmes états objectifs. Le but naturel d'une science de l'esprit inscrite dans les sciences de la nature est alors d'objectiver l'intériorité, de montrer en quoi ce qui nous semble "subjectif" ou "authentique" se ramène en fait à quelques variations d'états physiques et biologiques. En d'autres termes, la subjectivité fait partie des illusions métaphysiques que la science entreprend aujourd'hui de dissoudre (la quatrième humiliation de l'homme, après Copernic, Darwin et Freud).

Cela ne veut pas dire que nous sommes tous des robots programmés à l'identique : d'une part, il existe quelques différences interindividuelles dans le programme initial ; d'autre part, le monde sur lequel s'exerce le programme varie sans cesse (y compris le monde culturel des représentations). Mais justement : l'essentiel de ce que nous croyons être un état intérieur (la subjectivité) provient en fait d'éléments extérieurs (la configuration neuronale décidée par l'évolution et le monde modifié par l'action). La pensée orientale est peut-être mieux adaptée à cette révolution philosophie et épistémologique que la pensée occidentale...


10) Réponse de MUTANT X :


Non, pour vous répondre, je ne soutiendrai pas qu'un texte soit, entre autres choses, un réseau de neurones. Un texte laisse des traces dans la pensée sous la forme d'idées, traces qui correspondent à un certain câblage neuronal. De même qu'un texte n'est pas, entre autres choses, la réalité sur laquelle il porte, mais un système de signes renvoyant à cette réalité. Il y a, à mon sens, le même genre de différence entre le signe linguistique et son référent qu'entre le signe linguistique et son inscription neuronale.

Pour continuer le débat, j'avoue ne pas savoir si une unification entre théorie quantique et théorie cosmologique est possible. Les quelques essais dont j'ai pu entendre parler mettaient l'accent sur des effets de relativité, lorsqu'on passait d'une théorie à une autre (principe de la relativité d'échelle). Mais, de toute façon, il est bien difficile de prendre comme élément de comparaison une théorie qui n'existe pas ! De plus, qui dit unification ne dit pas confusion. Les lois quantiques resteront sans doute valables dans leur champ et les lois cosmologiques dans le leur, même si on démontre qu'elles dépendent de lois plus fondamentales. Donc, si on applique ces remarques à notre débat, il y a place pour des sciences du cerveau et des sciences de la pensée (linguistique formelle, psychologie expérimentale et cognitive, logique). L'approche qui pourrait rendre compte de l'émergence à la fois du cerveau et de la pensée serait certainement la théorie de l'évolution. Par exemple, en psychologie évolutionnaire, Robin Dunbar a montré que langage, cerveau et complexité sociale sont corrélés. Plus la taille du groupe grandit, plus il faut des capacités de traitement de l'information importantes (d'où l'apparition du langage), et plus le néocortex s'accroît. Or, plus le néocortex s'accroît, plus il permet de développer le langage, et plus le groupe social augmente à son tour. Et ainsi de suite. Mais, à aucun moment, Dunbar ne postule ou ne démontre que le langage est le cerveau. Il y a corrélation et non confusion.

Votre utilisation de Wittgenstein me paraît sujette à caution. Le philosophe insistait sur la pluralité des jeux de langage et la relativité (conventionnelle) de leurs règles. Qui ne comprend pas, en lisant un poème, qu'il ne doit pas prendre au pied de la lettre d'audacieuses métaphores s'expose au ridicule (même si les métaphores peuvent être sans valeur poétique) ! Néanmoins, il me semblait (mais peut-être me trompé-je ?) que nous nous situons bien dans le même jeu de langage, c'est-à-dire celui de la science. Or, dans ce jeu-là, les règles de la logique formelle sont des conditions nécessaires. Nul besoin par conséquent de s'enfoncer dans une polémique sans fin sur le relativisme (dont vous soulignez vous-même à juste titre l'inutilité).

Je vous rassure sur un point : vous n'êtes pas un méchant scientiste ! Le scientisme est une position parmi d'autres. Restons-en simplement au niveau de l'interprétation des faits scientifiques, cela devrait suffire, je pense. Vous paraissez vous arc-bouter sur cette notion de subjectivité. Ce n'est pas là un vrai problème de fond, mais un problème de mots (pour reprendre Wittgenstein). Accordons-nous sur les phénomènes : je ne parlais que des phénomènes psychologiques, c'est-à-dire de ce qui n'est pas objet d'observation physique directe. Dans ces conditions, déclarer que le subjectif est "totalement dénué d'intérêt" me semble inconsistant. Nier un phénomène ne revient pas à l'expliquer. Or, les phénomènes de la pensée (production d'idées et de paroles), de perception, de mémoire ou d'imagination ne sont pas niables. Mais si ces phénomènes (qui, sans être matériels, existent bel et bien) ne vous intéressent vraiment pas, pourquoi en parler alors ? Il me semble que l'idée intéressante réside dans ce que vous affirmez ensuite : "Le but naturel d'une science de l'esprit inscrite dans les sciences de la nature est d'objectiver l'intériorité, de montrer en quoi ce qui nous semble "subjectif" ou "authentique" se ramène en fait à quelques variations d'états physiques et biologiques". Là, je ne peux qu'être entièrement d'accord. Objectiver, c'est observer, mesurer et expliquer (causalement) en fonction d'une théorie donnée. Mais, de même que la génétique ne fait pas disparaître la physiologie, mais établit son fondement, de même, les neurosciences ne dissipent pas les phénomènes psychologiques comme des illusions. Ils mettent en évidence les causes biologiques (nerveuses) de ces phénomènes. La cause n'étant pas la chose causée, on en revient donc à la position que je défendais dans mes précédents messages.

En revanche, quand vous affirmez que "l'essentiel de ce que nous croyons être un état intérieur (la subjectivité) provient en fait d'éléments extérieurs (la configuration neuronale décidée par l'évolution et le monde modifié par l'action)", je ne suis pas sûr de bien vous comprendre. Voulez-vous dire, à la suite de la cybernétique et des penseurs analytiques, que l'intériorité est un mythe, qu'on peut éplucher comme un oignon (l'intériorité n'étant que la somme des couches extérieures superposées) ? Ou bien faites-vous référence à l'idée behavioriste que notre comportement s'explique essentiellement par des entrées et des sorties déterminées par la seule théorie de l'évolution ? Ou bien encore, considérez-vous que l'intériorité est une illusion, au sens des philosophies orientales, l'expression transitoire et mouvante d'un Soi comme flux d'énergie impersonnelle ? Serait-ce même les trois, au risque de mélanger des explications bien disparates (philosophique, scientifique et religieuse) ?

11) Réponse de MUTANT Y :


Selon un procédé rhétorique tout à fait classique, chacun d'entre nous tente de clore le débat initial (rapport entre un texte et des neurones) à son avantage, en resynthétisant la formulation de son désaccord. Notre discussion ne cesse ainsi de changer de front ! Elle s'est déplacée vers la philosophie du langage, comme en témoigne votre toute dernière opposition entre le signe et le référent d'une part, le signe et le neurone d'autre part. Sur ce point, je manque de culture philosophique pour argumenter avec efficacité. Disons sommairement que je défends plutôt une vision pragmatique du langage, dans la ligne de l'école de Palo Alto, d'Austin ou encore de Sperber. A mes yeux, la représentation de la réalité fait partie intégrante de la réalité pour les espèces conscientes. Si la réalité physique d'un arbre n'a pas besoin d'un Homo sapiens pour être, il n'empêche que la réalité de l'arbre pour l'Homo sapiens inclut ses représentations (à commencer, bien sûr, par l'énonciation de son existence dans le langage) et que ces représentations ne sont pas sans effet rétroactif sur la réalité. Car le langage est aussi un acte de transformation ; certaines réalités ont même une existence purement langagière, comme l'a montré Austin (Dire, c'est faire). La phrase "Je vous marie" est ainsi identique à son référent (elle crée une réalité qui ne lui préexistait pas).

De ce qui précède, je déduis qu'un texte est ou peut être à la fois l'ensemble de signes qui le constitue, la part du réel qu'il décrit et le câblage de neurones qu'il induit. Cela ne signifie pas une identité, mais une interpénétration. Au fond, vous insistez sur les différences logiques entre le réel, le texte et le cerveau là où je me penche sur leurs co-relations (et corrélations au sens statistique) concrètes. Par ailleurs, à la suite de certains philosophes inspirés de la neurobiologie (le couple Churchland, par exemple), je fais le pari que bon nombre d'anciennes représentations de l'esprit sont devenues caduques du fait de nos nouvelles connaissances sur le cerveau. A tout le moins, la philosophie (analytique ou phénoménologique) doit faire un immense effort pour recadrer ses anciennes positions en fonction de ce que nous savons, à commencer par les définitions de mots qui ne sont plus du tout consensuelles ou qui sont devenues bien trop imprécises.

Ces remarques sur le langage débouchent sur le reste de la discussion. La démarche scientifique est nécessairement expérimentale, à la notable exception des mathématiques, seule science "pure" fondée sur le développement logique d'axiomes non démontrables (On notera que ces axiomes sont eux-mêmes inspirés du bon sens, même quand ils sont très abstraits. L'axiome "Il existe un ensemble infini" ne se déduit pas, mais on peut l'induire du fait qu'il est possible d'additionner sans jamais s'arrêter, en ajoutant un entier à un autre. De ce point de vue, les mathématiques peuvent être considérées comme une science "naturelle" au sens où ses axiomes expriment la logique naturelle du cerveau humain).

Dans la démarche scientifique expérimentale - physique, biologie, chimie, etc. -, la logique intervient seulement lorsqu'il s'agit de formaliser mathématiquement les lois régissant les phénomènes observés. Je ne suis donc pas tout à fait d'accord avec votre idée d'une logique formelle s'imposant comme le seul "jeu de langage" de la science. Comme le soulignait Richard Dawkins dans l'entretien récemment accordé à Dossier BioSciences, la métaphore a toute sa place dans la construction du discours scientifique, et pas seulement dans la poésie. (Une anecdote : le grand mathématicien Hilbert, apprenant qu'un de ses élèves avait abandonné les mathématiques pour la poésie, déclara simplement : "Il me semblait bien qu'il manquait trop d'imagination pour faire un bon mathématicien !"). Darwin a par exemple donné naissance à la théorie scientifique de l'évolution sans formuler la moindre équation et sans formaliser outre mesure son raisonnement. Le grand mouvement de renouveau de la logique moderne a d'ailleurs échoué dans l'un de ses objectifs, qui était d'aboutir à un langage libéré de toute équivoque interprétative. Au fond, ce langage est et ne peut être (au moins aujourd'hui et pour l'espèce humaine) que celui des mathématiques, avec des variations informatiques (le PROLOG, fondé sur la logique des prédicats, par exemple).

La métaphore extraite de la théorie physique avait justement pour but d'amener le débat sur la construction de la science - nos amis des Automates intelligents ont d'ailleurs consacré leur dernier éditorial à cette question. Pourquoi les physiciens recherchent-ils l'unification des lois physiques ? Pourquoi les biologistes font-ils de même en ce qui concerne le vivant et les cognitivistes pour ce qui regarde l'esprit ? Nous sommes là au cœur d'un aspect fondamental du discours scientifique, qu'Edward Wilson a récemment nommé la "consilience" : l'intuition de l'unité des savoirs, aboutissant à la recherche de lois universelles les plus simples expliquant le plus grand nombre de phénomènes observés. De ce point de vue, il me semble que l'humanité est en train de passer de l'âge métaphysique à l'âge scientifique, la transition étant l'âge idéologique. L'ancienne explication la plus simple et la plus universelle - Dieu - perd peu à peu de son influence, malgré les efforts d'interprétation développés pendant quelques millénaires (la théologie, la métaphysique, l'herméneutique, etc.) en vue de faire correspondre les effets à la cause (c'est-à-dire le monde à Dieu, les faits aux dogmes et l'histoire à la révélation). Quant aux explications idéologiques, d'ailleurs souvent teintées de légitimation scientifique et/ou de foi religieuse, elles auront quelques difficultés à survivre au XXIe siècle. Si l'histoire de représentations humaines obéit elle aussi aux lois de l'évolution, on peut poser la question : entre la science et la religion, quel discours offre le meilleur avantage adaptatif à son porteur ?

Concernant la subjectivité, il existe visiblement un problème de mots. Je m'intéresse en effet aux phénomènes psychologiques dont vous parlez, mais je juge par ailleurs "sans intérêt aucun" le concept englobant de subjectivité : il n'y a là aucune contradiction, sauf si je me trompe dans la définition du phénomène psychologique ou de la subjectivité. Quand vous affirmez qu'un phénomène psychologique n'est pas "un objet d'observation physique directe", je ne vous suis pas du tout. Si un phénomène se définit comme "ce qui se manifeste", il est précisément observable : en affirmant que les phénomènes psychologiques ne le sont pas, vous commettez me semble-t-il une contradiction dans les termes (il faudrait alors parler de "noumènes psychologiques"). Accessoirement, vous condamnez la psychologie à n'être qu'un aimable divertissement littéraire ! Or, cette science met en place depuis plus d'un siècle des méthodes d'observation et des protocoles de quantification, qu'il s'agisse des tests et de leur analyse statistique (pour la psychologie différentielle et la psychologie expérimentale), des études de corrélats entre l'expression d'une humeur/d'un tempérament/d'un caractère psychique et des données biochimiques (pour la psychologie biologique) ou encore des comparaisons interspécifiques sur l'émergence des facultés perceptives, émotives et cognitives (pour la psychologie évolutionnaire). On peut dire que ces différentes techniques saisissent encore mal leur objet, tout comme les meilleurs téléscopes distinguent mal les tréfonds de l'univers. Mais la question est de savoir si, en tendance, la psychologie pourra continuer d'améliorer ses instruments et protocoles d'observation. Pour ma part, je le pense puisque je considère que toutes les propriétés émergentes du cerveau sont à terme modélisables et mesurables (comme toutes les propriétés de la matière). S'il existe selon vous une part "irréductible", il faut encore la nommer et expliquer en quoi elle serait inaccessible.

A ma connaissance, la subjectivité ne désigne pas un phénomène observé, mais un a priori de la philosophie occidentale (à partir duquel l'observation des phénomènes, entre autres choses, serait rendue possible). Il me semble que cet a priori - issu pour l'essentiel de la métaphysique chrétienne, puisque les Grecs anciens, les Hindous ou les Chinois n'ont pas développé de semblable concept -, se destine à disparaître. Au sens le plus large, l'homme n'est pas "posé dessus" (sub-jectum) le monde, il est traversé par lui. Notamment par des lois physiques et biologiques, dont nous avons connaissance depuis peu. L'intuition du temps et de l'espace, par exemple, sont des propriétés naturelles du cerveau que partagent un certain nombre d'espèces. En disant cela, je ne fais pas que renommer un vieux problème : je place sur un terrain expérimental et scientifique ce qui dépendait avant d'un discours "apriorique" et philosophique. Mais il serait peut-être bon que le philosophe - c'est-à-dire vous - définisse la notion de subjectivité avant d'approfondir le débat. Il me semble qu'il s'agit d'un préalable nécessaire pour parler ensuite de l'intériorité.

12) Réponse de MUTANT X :


Vos considérations sur le langage sont intéressantes. Effectivement, comme vous le dites à un moment, les distinctions que j'opère entre les différents niveaux de notre débat (langage / pensée / cerveau) sont logiques. J'ai sans doute du mal à envisager la science sous un autre jour que la formalisation logique et les mesures physiques. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a que cela dans l'activité scientifique : il y a bien sûr l'imagination, l'intuition et les "métaphores de travail", comme le dit joliment Ricœur. Mais le produit de la science consiste bien en théories formalisées et/ou en expérimentations reposant sur des mesures. Le cas de Darwin est un peu à part : l'hypothèse de l'évolution des espèces par sélection naturelle est davantage un programme de recherche, qui devra attendre la génétique pour produire une théorie : la théorie synthétique de l'évolution, qui, elle, implique bien un formalisme mathématique et des mesures physiques.

Mais revenons un instant sur le langage. Il est vrai que notre perception de la réalité est en partie culturelle (et donc informée, au sens d'une mise en forme, par le langage). Le référent lui-même est déjà une construction de l'esprit, comme nous l'apprend la psychologie de la forme. Il n'empêche que l'objet perçu, (re)construit par les opérations de l'esprit, n'est pas le mot. Certes, l'arbre que je vois est un arbre nommé, par exemple un chêne. Mais il n'est nommé qu'en fonction d'une convention acquise. Il reste toujours une extériorité (ce que je touche, ce que je vois, ce que je nomme). Quand vous dites que nos représentations ont un "effet rétroactif sur la réalité", et que vous citez à l'appui de votre idée la théorie des actes de langage d'Austin, vous commettez me semble-t-il une confusion. Austin prend soin de distinguer énoncés constatifs et performatifs. La phrase : "C'est un arbre", est un énoncé constatif (susceptible de vérité ou de fausseté). La phrase : "Je vous marie", est un énoncé performatif : il réalise quelque chose, c'est une action, au même titre que l'acte physique de passer un anneau à l'annulaire. L'énoncé constatif a un référent clairement identifiable (en l'occurrence un végétal observable), en fonction duquel il est vrai ou faux ; l'énoncé performatif n'en a pas (ou il n'a pour référent que l'acte qu'il réalise, ce qui revient au même).

Lorsque vous affirmez qu'il y a interpénétration, et non identité, entre signe linguistique, réel et cerveau, ou entre pensée, réel et cerveau, je suis complètement d'accord. Cela me paraît être une bonne position de compromis.

Sur l'application du paradigme évolutionnaire comme facteur d'explication unificatrice des sciences du cerveau et des sciences de l'esprit, inutile de dire que je suis aussi d'accord, puisque c'est ce que j'avançais dans mon précédent message. Quant à l'idée des trois âges de l'humanité, empruntée à Auguste Comte, je suis beaucoup plus réservé. Quand on affirme que la science vient suppléer la religion dans sa volonté d'explication unifiante et ultime, ne confond-on pas précisément science et religion ? La question des origines premières et des fins ultimes ne me semblent pas des questions très pertinentes en science. La science ne conquiert sa rigueur qu'en circonscrivant son objet : tel est le prix à payer de l'objectivité. Vous voyez que je puis être à mon tour un "affreux" réductionniste !

Reste le gros morceau du débat piégé sur la subjectivité. Je vous ai déjà dit qu'il n'y avait là, selon moi, qu'un problème de mot. Mais vous semblez désireux de me prendre au mot, précisément ! A mon avis, je ne surinvestis pas autant que vous la notion de subjectivité. Subjectivité : n.f. Désigne la vie consciente ou intérieure, qui n'est donnée qu'à la personne humaine et qui, comme telle, est à la fois impénétrable et incommunicable. La vie consciente ou intérieure renvoie aux phénomènes psychologiques participant à l'émergence du sentiment de soi (comme la production d'idées, la parole ou la mémoire).

Concernant les phénomènes psychologiques, l'objection que vous formulez (s'il y a phénomène, alors il y a manifestation, donc observation possible) ressemble à un contresens. J'ai affirmez, dans mon précédent message, qu'est phénomène psychologique ce qui n'est pas objet d'une observation physique directe. S'il y a phénomène, il y a manifestation, cela va sans dire. Mais toute manifestation n'est pas physique. Si je me souviens de mes vacances d'été, je ne fais pas pour autant apparaître dans la réalité physique les montagnes que je revois in petto. Les phénomènes psychologiques sont donc des manifestations intérieures (même si elles ont des correspondants matériels). Maintenant, je n'ai jamais nié qu'il existait des mesures physiques de certains phénomènes psychologiques. (Je note à ce propos que vous souscrivez à ma conception de la science quand il s'agit de l'appliquer aux phénomènes psychologiques). Simplement, ces mesures physiques seront indirectes (comme dans le behaviorisme). Par exemple, mesurer le seuil d'excitabilité auditif, c'est être en mesure de déterminer quand le sujet entend et quand il n'entend plus. Mais cela ne nous dit rien sur le ressenti (sur ce que veut dire pour une personne écouter un son).

Prenons un cas plus précis. La caméra à positrons permet de révéler des cartes d'activation cérébrale différentes selon qu'un sujet observe un geste de la main qui a un sens, ou un geste qui n'en a pas. Lorsque le sujet observe avec l'intention de reconnaître un geste qu'il a en mémoire, il engage des distributions d'activités cérébrales pour partie différentes de celles enregistrées lorsqu'il observe avec l'intention d'imiter. Ainsi, différences de signification et différences d'intention deviennent accessibles à l'observation par l'imagerie cérébrale. Mais observer par une caméra à positrons ne revient pas éprouver l'intention ou connaître la signification. Il y a bien deux expériences subjectives différentes : le vécu du sujet de l'expérience qui reconnaît dans un geste familier une signification, et le vécu de l'expérimentateur qui interprète les données observées à travers la caméra. Les deux vécus ne sont pas superposables.

Sommes-nous d'accord sur ce point ?


13) Réponse de MUTANT Y


Vous avez raison de signaler que l'évolution n'est devenue une théorie scientifique qu'avec l'introduction de la génétique quantitative par R. Fischer, J. Huxley, T. Dobzhansky et quelques autres. L'étude statistique de la répartition des gènes dans une population a permis de confirmer les concepts darwiniens, mais aussi de les affiner (la sélection de parentèle de Hamilton, l'altruisme réciproque de Trivers, la réévaluation de la sélection sexuelle de William, etc.). Néanmoins, il me paraissait important de rappeler que le paradigme dominant de la biologie moderne (évolution par sélection des mutations favorables) est issu de la simple observation et a été formulé en langage commun.

Concernant le langage, je n'associais pas directement les "effets rétroactifs sur le réel" et la théorie des énoncés performatifs d'Austin, qui est un cas particulier. Pour comprendre ce que je voulais exprimer, dans un sens très général, on peut se placer dans une situation imaginaire (vous l'aurez compris, j'adore ces situations !) : un indien amazonien et le responsable d'une multinationale du caoutchouc parlent de la même chose, mais l'un le nomme "totem" et l'autre "arbre". Cette désignation, elle-même informée par la culture des locuteurs, possède des effets sur l'arbre : un Indien ne peut imaginer de transformer un être sacré, un industriel ne peut imaginer de se priver de matière première. Dans leur cerveau, le mot a été associé dès le plus jeune âge à une certaine vision du réel et à certaines émotions (ou à certains calculs). Voilà un exemple de cette "interpénétration" des mots, du réel et du cerveau sur laquelle nous nous retrouvons. (En poursuivant cet exemple, on pourrait se demander si la logique a son mot à dire pour trancher la situation : est-il plus logique de dire qu'un arbre est un amas de cellules végétales ou qu'il est habité par des esprits invisibles ? Mais comme vous limitez la logique à la science, j'imagine que vous proposez d'autres critères pour orienter les choix politiques ou économiques. Et vous avez sans doute raison !).

En suggérant que l'humanité passe de l'âge de la religion à l'âge de la science, je n'avais pas particulièrement Auguste Comte en tête - un auteur que je connais d'ailleurs fort mal. Il est certain que la science ne s'intéresse pas aux finalités, même si elle a son mot à dire sur le devenir des choses et des êtres : cette question relève de la conviction de chacun. Il se peut néanmoins que l'on découvre un jour - par la psychologie expérimentale ou la psychologie évolutionnaire, par exemple - qu'il existe un nombre limité de "fins ultimes" (je ne parle pas des dernières volontés, bien sûr, mais du sens que l'on accorde à sa présence sur terre, de l'image que l'on se fait de la vie et de la mort, des valeurs existentielles que l'on place au pinacle, etc.) et que ces fins renvoient elles-mêmes à des propriétés du cerveau qui les conçoit. Nous n'en sommes pas là... peut-être parce qu'une mentalité religieuse résiduelle nous interdit encore d'aborder expérimentalement ce qui semble relever de l'intime, du subjectif, du sacré ou encore du spirituel.

La science me semble en revanche beaucoup plus légitime que la mythologie ou la métaphysique pour parler des "origines premières", qu'il s'agisse des origines de l'univers, de la vie ou de l'homme. Bien sûr, l'interprétation littérale des textes religieux, pour la plupart incompatibles avec nos connaissances scientifiques, sera doublée par une interprétation symbolique, analogique ou encore métaphorique. Mais dans ce cas, il faut reconnaître que le discours religieux se place à la remorque du discours scientifique qui lui impose désormais ses conditions de crédibilité. De ce point de vue, la scission de certaines religions entre intégristes / littéralistes et modernistes me paraît très significative. Les premiers se rétractent contre le discours technoscientifique (et aussi ses conséquences sociales), les seconds se contentent de l'accompagner en lui offrant un supplément d'âme.

Enfin, si un énoncé scientifique particulier doit évidemment circonscrire son objet, il n'empêche que l'horizon général de la science n'est pas ainsi limité. Sauf erreur, "physique" signifie "ce qui est", "biologie" se traduit par "discours de la vie", etc. L'objectif naturel de la science depuis ses origines est d'offrir une explication de tout ce qui est perceptible à l'homme, par l'expérience directe ou par des instruments d'observation. Dans la mesure où ce désir d'explication globale est une constante universelle, on peut supposer à titre d'hypothèse qu'il a une origine biologique : dans cette perspective, "dieu" ou "la science" sont des réponses historiques à certaines questions incontournables de l'esprit humain (pourquoi ? comment ?, etc.). Si l'hypothèse est vraie, on doit aussi concevoir que le fait de se poser de telles questions a dû procurer à certains un avantage adaptatif dans l'évolution (ou qu'elles sont un sous-produit de tel ou tel développement cérébral ayant apporté un avantage adaptatif). Il en va de même pour les réponses à ces questions fondamentales. On peut imaginer que dans des micro-sociétés où la cohésion sociale est une condition prioritaire de survie de chaque individu et du groupe, la réponse "dieu" (ou esprit, mana, etc.) est la meilleure, car elle tend à éliminer les sujets de discorde et les remises en cause de l'autorité. Dans des macro-sociétés où l'intelligence collective est devenue un facteur de survie et s'appuie plus volontiers sur l'émulation des intelligences individuelles, la réponse "science" est sans doute mieux adaptée. Ce qui n'empêche pas ces macro-sociétés d'abriter d'innombrables tribus et sectes qui attirent à elles les individus résiduellement "religieux".

Après le hors d'œuvre de cette (grossière) esquisse d'évolutique appliquée à l'histoire des représentations collectives, venons-en au plat de résistance. Votre définition de la subjectivité est en effet en retrait par rapport à ce que j'attendais, puisqu'elle équivaut peu ou prou à la conscience de soi. Personnellement, je ne surinvestis pas dans cette notion. Mais il me paraît assez difficile de dire que la subjectivité n'est pas un des concepts fondateurs de la philosophie moderne. Tel est en tout cas l'avis de philosophes bien plus éclairés que moi sur le sujet - Heidegger par exemple.

Restons donc sur le terrain de votre définition. Vos objections se ramènent au fond à la chauve-souris de Thomas Nagel. Ce philosophe anti-réductionniste affirmait en 1974 que la meilleure connaissance possible du cerveau de la chauve-souris, avec tous les dispositifs d'exploration neuro-anatomique imaginables, ne nous expliquera jamais "ce que cela fait d'être une chauve-souris" ("What it is like to be a bat").

Pour reprendre votre exemple, je ne saurais jamais "ce que cela fait" d'être mon voisin se rappelant ses vacances. Et alors ? Je n'en considère pas moins que le fait d'être mon voisin se rappelant ses vacances est un phénomène psychologique réductible à des états physiques, c'est-à-dire que rien dans ce phénomène n'est de nature extra-physique (métaphysique ou ce que l'on veut). La distinction entre l'observation externe et l'observation interne d'un phénomène est tout à fait juste. P. Churchland parle à ce sujet des "connexions causales intimes" entre le cerveau, les systèmes nerveux (central, périphérique) et le corps : les représentations que nous avons de nous-mêmes sont par nature auto-référencées, c'est-à-dire que personne ne peut éprouver exactement ce que nous éprouvons car nos représentations dépendent de certaines informations que notre corps est seul à posséder. Il me paraît donc évident que "deux vécus ne sont pas superposables", comme vous m'invitez à la reconnaître. Mais là encore, je ne vois pas en quoi ce constat trivial militerait pour une nature non physique des états mentaux - qui est, rappelons-le, l'objet principal du débat. Nous sommes les seuls à ressentir telle envie d'uriner ou telle difficulté à digérer, il n'empêche que la miction et la digestion sont des phénomènes physiques. La distinction entre le ressenti et l'observé ne change rien à l'affaire.

La pensée est-elle par essence différente de la digestion ? Possède-t-elle des propriétés mystérieuses (l'intentionnalité de Searle, par exemple) qui serait à jamais irréductible à la physique ? Je ne le crois pas. Replaçons-nous à l'époque de Michel Ange et demandons autour de nous ce qu'est la lumière. Chacun répondra qu'il s'agit là d'une chose impénétrable et insondable, infiniment complexe, fort difficile ou impossible à mesurer avec exactitude, etc. Or, quelques siècles plus tard, tout physicien reconnaît que la lumière est la variation d'ondes électromagnétiques de longueurs différentes et aucun ne soutiendrait qu'il existe là une réalité non physique. Pourquoi au juste voudriez-vous qu'il en aille différemment pour la pensée (ou l'esprit, ou la conscience) et les différents états mentaux qui la constituent ?


13) Réponse de MUTANT X :


Je ne reviendrai pas sur le "hors d'œuvre", qui synthétise adéquatement une position qui nous est commune. Concernant le "plat de résistance", vous semblez éprouver quelque déception à ce que ma définition de la subjectivité ne soit pas plus métaphysique. Étrange grief. Je ne vois pas pourquoi je serais obligé d'endosser tout le poids de la tradition rationaliste. N'accepter de ne justifier que mes définitions me paraît simplifier les termes du débat. Laissons donc Heidegger en dehors de notre discussion.

La comparaison avec la position de Thomas Nagel me convient tout à fait. Et il faut croire que mon idée des rapports pensée / cerveau n'était pas si triviale qu'il ait fallu attendre le treizième message pour que nous nous entendions, alors que Nagel a éprouvé, quant à lui, la nécessité de consacrer un livre à cette question. En fait, la conception du double point de vue (observation interne / externe) est assez nuancée, sans être originale, et réclame une bonne clarification conceptuelle, ce qui n'est pas si trivial.

Ensuite, lorsque vous comparez l'envie d'uriner avec le souvenir, je ne sais quoi vous répondre. Si je vous objecte que dans un cas, il s'agit d'un état physiologique (matériellement observable), et que de l'autre, on a affaire à un état psychologique (matériellement inobservable en tant que tel), sans doute me soupçonnerez-vous de ne produire qu'un truisme. Si je continue en disant que le psychologique émerge de la complexité biologique, complexité qui, par un effet de seuil, produit un niveau d'organisation supérieur, inédit, et des propriétés spécifiques, peut-être serai-je encore taxé d'être un philosophe idéaliste. Ou alors, vous me répondrez que, précisément, si le psychologique a une racine physiologique, alors il est le cerveau. Et ainsi de suite.

Je crois qu'il est temps de conclure (au moins provisoirement) si nous ne voulons pas tourner en rond. Je le ferai en récapitulant les acquis et les impasses de notre échange, vous invitant à en faire de même.

Concernant les acquis, il me semble que nous avons montré que :

(a) Il y a interpénétration et interaction entre réalité, langage (ou pensée) et cerveau. Ce qui se décline de la façon suivante :

(a1) Les hommes construisent leurs perceptions en fonction de leur culture et de leur évolution biologique, ce qu'ont bien mis en évidence la psychologie de la forme et la psychologie évolutionniste.
(a2) Le langage participe pour une part importante à ce modelage de l'environnement humain.
(a3) Les actes cognitifs modelant l'environnement humain sont inscrits dans le cerveau.
(a4) Mais les actes cognitifs ne sont pas identiques (égaux) à leurs bases neuronales. Ils leur correspondent, d'une façon qui reste à préciser.
(a5) En effet, le critère scientifique ultime pour déterminer s'il y a identité ou non est la logique formelle. Or la logique formelle nous oblige à distinguer rigoureusement entre identité et correspondance.

(b) La différence entre pensée et cerveau se manifeste pas la différence observation interne / externe.

(c) Les lois psychologiques et les lois du cerveau s'enracinent dans un paradigme plus global, probablement le paradigme évolutionnaire.

(d) Le paradigme évolutionnaire est d'ailleurs moins une théorie unifiée qu'un programme de recherches produisant des théories fécondes (comme la théorie synthétique de l'évolution, qui en est devenue le centre de gravité).

Concernant les divergences :

(a) La différence pensée / cerveau serait due, pour vous, à une illusion d'optique que la logique formelle ne suffirait pas à garantir éternellement. De même, la différence observation interne / externe ne doit pas cacher l'idée que la pensée est un état purement physique, matériel. Le vécu subjectif n'est rien d'autre qu'un état physique au second degré. Or, je soutiens quant à moi qu'il y a une entité esprit/cerveau. De même que la signification d'un mot s'inscrit dans la matière (graphique ou sonore) sans être en elle-même matérielle, de même l'esprit s'inscrit dans le cerveau sans être en lui-même matériel.

(b) D'où une divergence concernant les méthodes scientifiques. Vous soutenez que, puisque la pensée est purement physique, elle peut être étudiée par les sciences naturelles. Je soutiens que, puisque l'esprit n'est pas physique (matériel), il nécessite des investigations formelles (psychologiques et logiques, voire mathématiques, comme dans le cas de la mesure du QI).

J'espère avoir été impartial. Je finirai en vous faisant une concession : il se pourrait qu'on découvre un jour que l'esprit est en effet une réalité physique ou matérielle. Je ne vois pas pourquoi l'exclure a priori. Étant matérialiste, cette découverte ne me gênerait (ni ne m'étonnerait) outre mesure. Il n'en reste pas moins, dans l'état actuel de la recherche, que rien ne permet d'affirmer qu'il en soit ainsi. L'esprit n'est pas le cerveau, c'est un fait. Mais est-il un champ d'ondes, un agrégat de corpuscules, obéissant à des lois quantiques ? C'est possible. Néanmoins, en attendant de bouleversantes révélations, je reste prudent et suspend mon jugement.


15) Réponse de MUTANT Y


Quelques mots avant de conclure. Tout d'abord, je suis ravi d'avoir eu cet échange avec vous. Contrairement aux célèbres congrès radicaux-socialistes du temps jadis, le but de ce type de débat n'est pas de s'achever sur une motion consensuelle, mais de contribuer à la clarification de certains concepts. Ce qui fut fait en partie. Ensuite, et concernant votre dernier texte, je ne vous fais pas grief de larguer la tradition rationaliste : simplement, l'importance de la subjectivité dans la philosophie moderne me paraît un fait objectif, et c'est ce seul fait qui justifiait plus haut ma défiance. Enfin, la qualification de "trivialité" ne concernait nullement l'ensemble de votre brillant propos, mais le seul constat que deux vécus ne sont pas superposables, ce qui me semble une évidence.

Votre bilan des acquis me convient dans l'ensemble, à quelques points près.

(a4) Certains actes cognitifs sont identiques à leurs bases neuronales, d'autres y correspondent d'une manière qui reste à préciser.

Cette formulation me paraît plus juste, mais je doute qu'elle soit encore consensuelle. (La vision - aujourd'hui intégrée dans la cognition au sens large de "traitement de l'information" - me semble ainsi identique (égale au sens logique) aux circuits neuronaux rejoignant l'œil et le cortex visuel, par exemple.)

(a5) La logique formelle est le critère ultime d'édification des mathématiques. Celles-ci servent d'outil pour théoriser et modéliser les découvertes des sciences expérimentales.

Là encore, cette phrase me paraît plus exacte. Le zoologiste qui classe des espèces à travers le monde est considéré comme un scientifique bien qu'il utilise fort peu la logique formelle. Cette dernière devient en revanche indispensable lorsqu'il s'agit (entre autres) d'édifier une théorie scientifique des états de la matière.

(b) En l'absence d'une définition exacte du mot "pensée", ce point n'est pas un acquis. La distinction entre observations interne / externe permet à la rigueur de trancher sur le "vécu" au sens de représentation interne, propre à chaque corps individuel.

Nous sommes d'accord sur les désaccords (!), même si j'avoue ne pas bien comprendre votre point (b).

Pour finir, je maintiens donc que l'esprit n'est pas le cerveau stricto sensu... mais un ensemble de propriétés physiques des composants matériels du cerveau. Ces dernières pourront être modélisées à différents niveaux ; il se peut que dans un (lointain) avenir nous parvenions au niveau quantique ou, ce qui semble plus probable, que nous utilisions une théorie physique unifiée. Je comprends fort bien la suspension du jugement philosophique - cet épochè est une grande qualité de votre discipline. Mais la progression de la démarche scientifique se fonde sur un présupposé simple : tout ce qui est observable est explicable. L'introduction du cerveau vivant dans le domaine de l'observable me paraît donc porteur de potentialités énormes dans les décennies à venir. Outre les retombées médicales, l'objectif majeur de la recherche est désormais de comprendre le fonctionnement de phénomènes cérébraux jadis inaccessibles à la science, notamment la mémoire, l'émotion, le langage et la conscience.

Au fond, bien des malentendus entre la science et la philosophie tiennent aux mots que nous employons. A mon avis, la responsabilité en revient d'abord aux scientifiques, qui n'ont pas toujours la formation nécessaire pour qualifier avec précision ce qu'ils observent. Cette imprécision nourrit beaucoup de querelles inutiles dans le domaine des neurosciences : leur développement est très récent alors que les propriétés décrites sont l'objet de l'investigation philosophique depuis plusieurs millénaires. Notre débat montre l'urgence d'une clarification conceptuelle : utile aux tenants de chaque discipline, celle-ci sera tôt au tard indispensable à la société tout entière.