Théorie et mythe

L’évolution de l’esprit humain
et de ses cultures

 


On peut réfléchir à la genèse des croyances dans le cadre plus large de la culture, c'est-à-dire du mode collectif de transmission et d'organisation des informations.

Merlin Donald, professeur de psychologie cognitive à la Queen's University (Ontario), a proposé un scénario original fondé sur trois transitions majeures depuis la culture épisodique des primates non humains (chimpanzés, bonobos, orangs-outangs) : culture mimétique (Homo erectus), culture mythique (Homo sapiens archaïque, Homo neandertalensis), culture théorique (Homo sapiens).

Le passage de la culture épisodique à la culture mimétique correspond au passage de l'Australopithèque aux premiers Homo (voici 2,5 à 2 millions d'années). Les primates développent une intelligence sociale et une intelligence du milieu liée à des événements concrets et souvent répétitifs de leur existence (épisodes de nutrition, de séduction, de domination). Les premiers Hominiens auraient amélioré ce système en passant au stade mimétique : bien que ne possédant pas un langage articulé, le développement de leur cerveau a permis d'imiter certains actes de manière intentionnelle en vue d'accomplir des objectifs précis. Cette culture mimétique diffère de la culture épisodique des grands singes car elle inclut une représentation mentale permanenete auto-générée par le cerveau.

La deuxième transition voit le passage de cette " culture mimétique " à la " culture mythique " et correspond à l'émergence progressive de l'Homo sapiens, voici un demi-million d'années. La grande nouveauté est bien sûr le langage. Du point de vue neurobiologique, la pression sélective s'exerce alors sur le développement des aires de Broca et de Wernicke, dans l'hémisphère gauche, mais aussi sur l'émergence de tous les réseaux neuronaux qui relient les mots au monde, c'est-à-dire les anciennes fonctions émotives et perceptives aux nouvelles capacités sémantiques de l'homme. Le langage suppose aussi la réorganisation progressive de la mémoire humaine, qu'il s'agisse de la mémoire instantanée de travail, liée aux perceptions des cortex visuel et auditif, de la mémoire déclarative à long terme du cortex frontal, permettant d'accumuler un véritable dictionnaire mental, du centre de tri sélectif des informations pertinentes, dont le carrefour est situé dans les profondeurs de notre hippocampe.

Etant donné sa complexité, il est fort improbable que le langage humain soit apparu par une mutation soudaine : il serait plutôt la conséquence d'une fonction plus générale du cerveau, que Donald nomme " capacité symbolique ". Terence Deacon a également souligné la particularité d'Homo sapiens comme " espèce symbolique ". Un symbole désigne une relation générique de sens, à base intentionnelle, c'est-à-dire construite à partir d'un modèle mental de la réalité. Les mots en sont bien sûr l'exemple le plus familier : à l'exception des cas pathologiques comme certaines aphasies ou agnosies, tout le monde comprend ce que nous désignons par la catégorie " arbre " ou " chien ", par exemple. Mais le symbole peut aussi bien être un geste intentionnel, comme le froncement volontaire de sourcil pour exprimer la mise en garde et la réprobation ou encore le doigt pointé pour indiquer la direction. La transition entre Homo erectus et Homo sapiens a sans doute eu pour base une amélioration de la symbolique gestuelle, dont le perfectionnement fut l'invention du lexique et de la sémantique, c'est-à-dire la formulation de mots génériques ayant un sens précis. L'avantage adaptatif procuré par cette innovation a bien sûr accéléré la pression sélective favorisant son développement : les mots permettent au cerveau de traiter l'information du milieu bien plus rapidement et efficacement que les gestes ou les mimiques.

Enfin, le troisième saut qualitatif menant à l'esprit moderne coïncide avec le passage de la culture mythique à la culture théorique. Sa principale manifestation est la naissance du codage visuo-symbolique : art et écriture, bien sûr, mais aussi cartes géographiques, concepts mathématiques, calendriers, horloges, etc. La mémoire interne du cerveau (les engrammes) se décharge alors dans une mémoire externe (les exogrammes) qui se transmet de manière plus rapide et plus libre d'individu à individu et de génération en génération. Un livre nous informe sur ce que l'enseignement oral a oublié. Et un ordinateur renferme tous les livres que le cerveau humain a produits. Ce " stockage symbolique externe " (SSE) diminue la pression sélective sur la mémoire, mais elle la renforce en revanche sur l'intelligence, c'est-à-dire sur les capacités cognitives générale ou spécifiques qui permettent de trier la masse d'informations disponibles. Voilà pourquoi les disciplines de l'esprit qui permettent l'organisation de ces informations auraient été valorisées dans certaines civilisations : logique, mathématique, rhétorique, grammaire, philosophie, musique, etc.

Si l'on accepte ce schéma de Merlin Donald, on peut supposer que les croyances humaines sont apparues et se sont développées dans le cadre de la culture mythique. Cette période de l'évolution d'Homo sapiens a sans doute été celle où les religions avaient la plus forte valeur adaptative pour l'individu (1). L'invention de la culture théorique, en revanche, coïncide avec l'émergence très récente de la raison critique. Art et écriture ont bien sûr servi à propager des croyances absurdes, à commencer par les plus néfastes d'entre elles, les croyances monothéistes (se caractérisant justement comme des 'religions du Livre'). Mais dans le même temps, la transmission verticale et horizontale de l'information sape les arguments d'autorité à l'œuvre dans la culture mythique orale. On peut désormais partager à distance (dans l'espace et le temps) des expériences et récits du monde, les comparer, juger de leurs valeurs respectives de véracité ou d'utilité. Les croyances – l'ensemble des visions du monde disponibles – entrent dès lors en compétition au sein d'un même groupe, alors que la période précédente voyait la compétition de groupes homogènes soudés par des croyances homogènes. La science naît dans cette période, comme la forme la plus épurée et la plus exigeante de la culture théorique.

La culture mimétique et la culture mythique se sont développées sur plusieurs centaines de milliers d'années, alors que la culture théorique n'existe que depuis une dizaine de milliers d'années. Il n'est donc pas étonnant que les premières persistent aujourd'hui, puisqu'elles correspondent à des modules cérébraux acquis au cours de l'hominisation. Il n'est pas étonnant non plus qu'une partie de l'humanité soit inapte à survivre seule dans l'environnement résultant de la montée en puissance de la culture théorique : la mutation opérée par l'humanité du Néolithique à nos jours a été d'une rapidité extrême comparativement au temps long de l'évolution. Les mythes comme les théories sont des créateurs de monde : encore faut-il que la créature humaine soit adaptée à ces milieux émergents.

Que les croyants soient majoritaires et les incroyants minoritaires ne signifie donc pas que les premiers ont pour eux la “normalité” : cela signifie simplement que la nature humaine évolue plus lentement que ses artifices et qu'une partie des humains ont conservé comme horizon adaptatif leurs anciens milieux.

Le conflit entre science et religion est un des aspects du mouvement de dépassement de la culture mimétique-mythique par la culture théorique et de transformation du monde par les types cognitifs supérieurs.

L'histoire est un vaste laboratoire où l'esprit humain a déclaré la guerre à ses propres limites comme à ses propres erreurs. Cette guerre continue ; elle s'apprête même à gagner en intensité.

Lorsque la science aura progressé dans son travail d'investigation de l'esprit, l'affrontement ne concernera plus tant les représentations elles-mêmes que les psychobiologies qui les produisent et les répandent. Il n'y aura alors guère d'autres choix pour Homo sapiens que la séparation pacifique ou l'annihilation réciproque. Certains religieux semblent avoir déjà opté pour la seconde solution...

 

Charles Kraus


A lire

> Terence Deacon, "Symbolic Species", Penguin Books, 1997.

> Merlin Donald, "Les origines de l'esprit moderne. Trois étapes dans l'évolution de la culture et de la cognition", DeBoeck Université, 1999.

 

Note

(1) Cf. notre autre article (à venir) sur l'analyse évolutionnaire de la religion.