Virilio au Vitriol
Paul Virilio est maintenant un philosophe âgé. Les tours malins que lui joue sa raison appellent la plus grande indulgence. Non point quil ait déjà été jeune ; sa pensée a toujours flirté avec la sénilité précoce. Mais enfin, à présent que son aspect physique se dégrade, il sagit de voir en lui un homme enfin en adéquation avec lui-même, la forme rejoignant le fond. Lheure nest plus à lexécution sommaire, mais aux premiers soins, aux travaux simples et aux exercices de mémoires élémentaires, pour préserver la dignité de ses derniers jours.
Devant les récentes manifestations dincontinence du patient ces derniers temps, nous ne pouvons que nous montrer touchés. Certains, dans un formidable accès daltruisme, ont décidé de lui offrir une tribune, afin de prévenir la solitude dune personne que les ans ont fragilisé, à limage de tant de gens en France. Le degré de pitié quinspire Paul a même poussé des proches collaborateurs des Mutants à sentretenir avec lui, et à laisser son entendement vacillant exprimer ce que ses dernières heures déclinantes lui inspiraient. Le magazine « Chronicart » a donc gracieusement offert huit pages de son numéro 14 à notre philosophe, dont cinq entièrement constituées de texte. Loccasion semblait fournie par la parution dun essai, « Ville Panique », que Paul aurait réussi à écrire seul. Confessons que nous ne lavons pas lu. La teneur de lentretien nous en a vivement dissuadés.
Paul est un essayiste que les années 70 ont beaucoup marqué. La déconstruction, la critique urbanistique, lanti-totalitarisme, Deleuze, Derrida, Foucault, tout ça il connaît bien. A lépoque, il écrivait moult livres dans lair du temps, aux titres aussi exotiques quédifiants : « Linsécurité du territoire », « Vitesse et politique », etc., où il mélangeait critique de la modernité, phénoménologie de la ville, et gloubiboulga déconstructiviste. Comme beaucoup de gens, il nest jamais sorti de cette décennie ; lui-même a vieilli, mais cest comme si le monde autour de lui sétait arrêté, le laissant à jamais dans un univers paradisiaque où Bourdieu, Baudrillard, et lui-même trouveraient à chaque nouvelle parution des milliers de lecteurs, louant leur pénétration desprit. Il faut dire que la Matrice a rendu ce rêve éveillé particulièrement crédible, en faisant exister de tels gens.
En 2004, bien sûr, létat de Paul empire. Les observateurs sont inquiets. En plus du verbiage indigeste qui caractérise les rescapés de cette estimable épopée intellectuelle, il présente des symptômes dus à son âge avancé : peur bleue du progrès, catastrophisme, messianisme eschatologique, sermons à la jeunesse, regard accusateur, appels constants à la vigilance, et poncifs éthiques. Ceci pour le fond.
La forme nest guère plus rassurante : outre une tendance marquée à radoter, Paul fait des phrases creuses, emploie à tout-va des néologismes qui fleurent bon linsignifiance, abuse de préfixes retentissants sans raison apparente, passe régulièrement du coq-à-lâne, et met des majuscules à beaucoup de concepts ce qui est une marque reconnue de carence intellectuelle, voire de débilité mentale.
Lintégralité du propos de notre patient savérant impossible à reprendre (chaque ligne contient dinnombrables égarements), nous nous bornerons à tirer les grands traits de cet entretien en faisant apparaître le schéma quenclenche mécaniquement le cerveau de Paul lorsquon le soumet à un interrogatoire, à savoir : choix dun thème (Grande Idée), développement (suite plus ou moins ordonnée de phrases confuses), et énoncé-choc (généralement un lieu commun, ou une formulation absconse).
Premier
thème : Urbanisme et guerre
Développement
Malgré la longue durée de ce premier moment, Paul ne semble guère avoir quune ou deux idées à exposer. Encore faut-il pouvoir les distinguer, car il se montre incapable non seulement de les exprimer clairement, mais encore de les soutenir au moyen darguments logiques. Ici plus quailleurs les Grandes Phrases tentent de surmonter le double écueil de lAbsence de Propos et du Bavardage Flou.
Le fil directeur de ce passage semble être le lien étroit que nos villes entretiennent avec le thème de la guerre, lien qui est, pour Paul, une des marques fondamentales de notre modernité. La ville daujourdhui na plus de « visage humain », elle est le lieu dexcès en tous genres, le point nodal de toutes les tensions de ce monde en ruines. Propos fort, mais quil nous faudra accepter tel quel, jamais linstauration de ce « lien » ne trouvant de fondement solide. Jamais Paul ne nous expliquera si les excès commis dans les mégalopoles modernes (déviances quil nous laisse aussi le loisir dimaginer, puisquil nen cite aucune) sont dus à lurbanisme en tant que tel, selon ses propriétés intrinsèques de science de lorganisation de la ville, ou sont les simples effets du phénomène de concentration qui caractérise nos cartes des populations depuis un siècle et demi, et qui semble impliquer comme une évidence quà plus dhabitants il y aura statistiquement plus de troubles ? A ces subtilités rhétoriques, Paul préfère assurer positivement que « la ville cest la guerre ». Identification pour le moins floue : la ville est-elle la source, le lieu, ou la cible de la guerre ? Un peu des trois, sans doute, pourquoi sattarder sur des distinctions qui menacent la beauté formelle de tels énoncés ?
Paul prend des exemples de villes : Hiroshima, Grozny, Bagdad, Madrid. Là vous voyez, cest la guerre ; comme par ailleurs cest aussi la ville, ça nous arrange bien. Que les conflits les plus meurtriers du dernier demi-siècle aient eu lieu dans les jungles vietnamiennes, cambodgiennes, ou rwandaises, que les principaux théâtres des opérations actuels soient les zones tribales afghanes, le Kurdistan iraquien, ou la bande de Gaza, que même Hiroshima ou Bagdad (qui sest livrée sans combat) aient fait partie de champs de bataille bien plus vastes dans lesquels ils nétaient que des points stratégiques (comme toutes les villes de toutes les guerres), ne fait point vaciller le propos ; il suffit de nen rien dire. On ne peut sempêcher de sinterroger sur la prétendue nouveauté radicale de cette dimension militaire de la ville (soulignée par le saisissant « cest totalement inédit ») ; une fois encore, quelle est limplication logique, ou politique, ou au moins sociologique, et non simplement poétique ou sensationnaliste de la ville et du conflit armé ? La grande mansuétude qui nous anime envers Paul nous obligera à ne rien exiger de plus. Pour laider, nous lui soufflerions même un exemple curieusement absent de son réquisitoire, qui aurait pu être le seul à même de soutenir un minimum son propos ; un exemple dattentat urbain à forte charge symbolique, combinant une volonté de destruction massive de bâtiments modernes, une intention dattaque directe de civils, et une déclaration de haine envers la civilisation qui les a permis, à savoir la destruction de la pointe de lîle de Manhattan. Cet exemple étant passé sous silence, nous nous permettrons de trouver la liste de Paul des évènements « symptomatiques » de notre époque assez partial.
La deuxième idée émergente du chaos verbal de notre grabataire semble être la caractérisation de la ville moderne comme « ville close ». Nous passons de la cosmopolis (la « ville ouverte »), à la « claustropolis ». Les gens se « bunkerisent », dans les tours dune ville qui se « babélise », ce qui a lair proprement effrayant. Paul sappuie sur des exemples universalisables à souhait, comme Jérusalem, dans laquelle on est en train de construire un mur (commentaire : « cest complètement fou »). Puis il se laisse aller à petit exercice de phénoménologie architecturale, déroutant de pertinence : « la tour ne communique pas, cest une impasse, un cul-de-sac, un ghetto vertical. » Bien sûr, ce genre de remarque herméneutico-transcendantale na jamais fait office de preuve, ni même dargument, sauf pour la petite secte des post-heideggeriens qui aiment à divaguer entre eux. Mais pour Paul, cela prend les dimensions dun drame. Au point quil en oublie lexigence de profondeur de son exposé pour nous servir quelques banalités sur la défiguration de la ville, en particulier par ce salaud dHaussmann qui a détruit un Paris quil na jamais connu, et dont Paul regrette, sur le ton du Guide du Routard, les « petites ruelles », qui faisaient le charme de la Commune de Paris (un exemple de « ville ouverte » ?) . Paul nous apprend alors ce que nous ignorions tous : lhaussmannisation avait aussi un but politique, en particulier militaire. Sans rire ?
Suit alors, sans transition apparente, une glose obscure sur les aéroports comme éléments de la ville close ( ?) et sources du rasement des villes ( ??).
Cette première partie transpirait avant tout la confusion. Au final, nous navons pas compris grand chose ; reconnaissons que la sociologie urbanistique nest pas notre fort. Cet incipit est cependant prometteur en ce quil laisse présager du meilleur pour les thèmes suivants : univers virtuels, avancée des sciences, et génétique.
Phrase à retenir : « La guerre civile est effectivement une guerre aux civils ».
Deuxième
thème : lImaginaire et le virtuel
Développement
Où Paul, peu inquiet de sexprimer dans un magazine de cyberculture pointu, montre létendue de son ignorance et de son incompréhension des technologies modernes.
Paul est très attaché au fait que nous avons tous une « imagerie mentale », qui est comme la toile sur laquelle viennent se poser les marques de nos expériences, et dont le tout constitue le portrait exclusif de nos biographies individuelles (nous embellissons un peu, Paul étant là encore assez flou). Or, il apparaît incontestable que limaginaire des gens sappauvrit ; en tous cas Paul nous lassure. Cest presque une donnée empirique. La qualité des images mentales de chacun est en nette baisse. Au temps de Paul, on avait de bonnes images mentales, on se félicitait mutuellement de la beauté des ses représentations, on passait des heures à sextasier devant les ressources actives de la Conscience, qui vous pondait des noèmes transcendantaux en veux-tu en voilà. Aujourdhui, hélas, il y a « le virtuel », ce spécimen dimage qui évolue dans un monde impalpable, et qui donne naissance à des scandales ontologiques comme les jeux vidéos. Paul est manifestement déterminé à ne rien nous épargner des figures imposées du style « vieux con ».
Ce qui gêne Paul, cest que la palette graphique des univers virtuels (disons, les images de synthèse) est imposée de lextérieur à chacun, alors que notre « palette du réel » est rigoureusement personnelle et dépend de la biographie dun individu. Ainsi, « un illettrisme de limage mentale se prépare ». Nos imaginations se tariraient immanquablement, parasitées quelles seraient par cet imaginaire impersonnel et standardisé du virtuel. Or, « limaginaire bio » ma bonne dame, je vous le dis à vous qui navez pas lu Heidegger, cest ce qui « permet dêtre là ». Or, je vous le dis encore, à vous qui navez pas la science des superbes raisonnements et des conclusions transcendantes : « être là, cest très important ».
On ne voit guère en quoi larrivée de limage virtuelle change fondamentalement notre fonctionnement psychologique. Lexistence (voire, admettons-le, lomniprésence) des images dans nos sociétés de consommation nempêche nullement le développement de représentations « intérieures » ; comme si la construction de lidentité personnelle ne sétait jamais faite en rapport avec des icônes de toutes sortes, depuis les peintures déglise jusquau cinéma ; comme si la conscience était un fond autonome, capable de tirer delle-même une richesse infinie dimages, sans aide extérieure. Délire husserlien classique, au service dune condamnation gratuite de la technologie, dont on sent quelle émane plus dune phobie de linconnu que dune considération rationnelle des choses. La différence de nature entre limagerie virtuelle et la représentation classique nest jamais explicitée.
Cela étant, les défauts des nouvelles technologies narrivant jamais seuls, et Paul ne craignant jamais le hors-sujet, il semblait important de signaler dans la foulée quune « fin de la géographie » se profilait, par annulation des distances (rapidité des transports, de linformation, etc.). Notons que la géographie, contrairement à ce que tout le monde croyait, était en fait la science des distances. Or, depuis que le TGV permet à Paul de joindre la rive gauche de Paris à La Rochelle en 2h55, il est très inquiet. Le temps se « compresse », lespace se rétrécit, tout se rétracte comme une supernova, et nous allons finir avalés par un point dhyper-densité qui sanctionnera notre disparition. Paul pose en effet la question qui tue : « Quattendrons-nous lorsque nous naurons plus besoin dattendre pour arriver ? » ; question métaphysique par excellence, dont dépend lavenir du cosmos, et qui devrait justifier un bon siècle supplémentaire de philosophie franco-allemande. Rappelons que les premiers utilisateurs du train, il y a plus dun siècle, voyaient dans le fait de ne plus pouvoir admirer le paysage comme en charrette un signe incontestable de la barbarie de notre époque.
Comme nous sommes dans une bonne disposition envers Paul, et que nous ne souhaitons pas tirer sur une ambulance, nous passerons sur la mention de son asthme et de sa claustrophobie. Ne tombons dans le nietzschéisme facile, ne cherchons pas de basses raisons biologiques à sa paranoïa et à son dégoût total de la vie moderne, et contentons-nous danalyser son discours.
Comme le journaliste de Chronicart chargé de sentretenir avec Paul montre daussi belles dispositions que nous à son égard, il lui soumet parfois quelques idées, afin de le sauver du ridicule complet. Par exemple : les mondes virtuels ne sont-ils pas des échappatoires potentiellement infinis au rétrécissement du monde, que Paul ressent comme inéluctable ? Car en effet, tout penseur constructif chercherait des solutions à une telle promesse dapocalypse ; en loccurrence, le rétrécissement de lespace terrestre et limpression détouffement qui en résulte pourraient se voir contrebalancés par une création despace « interne » (le « sixième continent » des univers virtuels) ou « externe » (la conquête spatiale). Mais Paul préférant le catastrophisme dénonciateur aux fantasmes de la jeunesse, il ne voit là que des « substituts » indignes, masquant le vrai problème (la vitesse des TGV, rappelons-le). Dabord, il ne fait pas un pli que la Terre « restera encore bien longtemps lunique planète habitable du système solaire » (« longtemps » signifiant ici « du vivant de Paul »). Ensuite, les technologies du virtuel créent un avatar de continent qui sera le lieu dune nouvelle colonisation, une surcolonisation, aux risques similaires à ceux du phénomène bien connu de la « surdanse » (déclaration à la suite de laquelle on imagine un silence gêné dans lassistance, et un nouvel accès de compassion). Linteractivité nous dit Paul, ici en parfaite résonance avec tous les lieux communs qui sont débités à ce sujet, est « instable et dangereuse ». Où lon comprend surtout quil na jamais allumé une Playstation et quil est dépassé par beaucoup de choses.
Paul, ici comme ailleurs, ne fait que mobiliser des clichés sur « les fausses échappatoires » (les jeux vidéos), lisolement par lhypercommunication (internet), et lagression de limaginaire par liconographie moderne (la société du pestacle). Il fait en outre le pari que ceux qui sont épargnés par ces media ont une imagination beaucoup plus riche, ce qui est douteux. Comme toutes les techniques artistiques, les technologies du virtuel sont une barrière qui bride la créativité chez les uns, et un tremplin qui autorise toutes les performances chez les autres. Quil y ait des actifs et des passifs autour dun même support dexpression est le lot commun de toutes les époques artistiques. Dire que les gens dont limaginaire est asséché par les jeux vidéos auraient été des génies hyper-créatifs dans un autre contexte relève dun optimisme difficile à partager.
Paul senfonce donc dans la position instable de celui qui ny connaît rien mais prêche avec beaucoup dassurance. En sortira-t-il ?
Phrase à retenir : « être là, cest très important » (on a trop tendance à loublier).
Intermède : le progrès est fourbe
Nous pénétrons ici au cur de lanalyse de Paul, sans
doute le moment le plus savoureux, où le philosophe prouve quil
connaît sur le bout des doigts la liste de lieux communs pouvant intervenir
dans une réflexion sur le progrès.
Signalons par ailleurs une nette tendance à labus du préfixe « sur », un surabus dirons-nous, préfixe aussi vague et passe-partout que « post » ou « méta » chez dautres, ainsi quune faculté étonnante à basculer dun sujet à lautre sans prévenir. Limplication logique des considérations sur linteractivité, la colonisation, la claustrophobie, et laccident nest pas nette. Elle ne semble justifiée que par la nécessité absolue quil y a à placer ce genre de phrases : « on connaît le terrible potentiel de destruction de la colonisation », remarque lumineuse nous signalant que la vanne à poncifs est ouverte.
« Nous devons donc poser la question des dégâts du progrès ». « Une science à la hauteur de sa réputation doit également analyser son accident. Sinon on a des Tchernobyl, et bientôt, on aura laccident du clonage ». Paul, un homme lucide et en phase avec son époque.
« Le progrès doit sautocritiquer » est une formule particulièrement audacieuse ; elle suggère que le progrès est comme un Janus à deux faces, qui peut engendrer le bien comme le mal ; elle affirme que la science doit saccompagner de conscience. Commentaire du professeur : Paul, en découvrant que le « progrès » nest rien en lui-même, que la technique nest opératoire que soumise à une « intention », et dirigée par une « volonté », montre quil franchit un premier pas dans la réflexion philosophique ; il devrait sassurer une note correcte au bac. Il est dommage quil napprofondisse pas sa réflexion en tirant les conséquences de cette conclusion, à savoir que la question morale se déplace, et ne concerne plus tant le progrès lui-même que le sujet humain qui en fait usage. Doit continuer à travailler.
En invoquant léternel principe de précaution et en exigeant de soumettre lavancée des sciences à la « critique » des « philosophes », Paul saffirme en tous cas demblée comme un ami des Mutants.
Troisième thème : Progrès et propagande
Nouveau morceau de bravoure de Paul, dans lequel transpire toute la volonté
dimmobilisme propre aux philosophes dépassés par leur époque.
Développement
Outre que le « progrès » est un affreux mensonge destiné à glorifier lavancée des sciences au moment où lhumanité recule (cest beau), quil est un processus aveugle dont les effets sont insuffisamment « analysés », il est lobjet dune « promotion » constante qui indispose Paul. « Lheure est à la promotion », à la proclamation que « tout va très bien, madame la marquise », ce qui nous empêche, tous autant que nous sommes avec nos jeunes cerveaux, dentrer en résistance. Nous sommes « aveuglés », nous croyons au mensonge du paradis technologique, à la « propagande du progrès ».
Il est amusant de voir que les grands contempteurs de la technoscience se croient, comme au XIXè siècle, engagés dans un combat totalement anachronique, celui de lanti-positivisme. Les re-voilà donc à batailler contre des Auguste Comte et des Hippolyte Taine imaginaires, ces clichés du scientisme naïf censés justifier lexistence, en face, de « penseurs » éclairés venus donner la leçon aux scientifiques. Notons quun des grands prédicateurs de lanti-rationalisme contemporain, Sa-Sainteté-Maurice-Dantec-Bras-Doit-De-Dieu, vient de signer un texte intitulé « Tout Va Très Bien » (www.laspirale.org), dans lequel il vitupère de façon très originale laveuglement de ses semblables, quil impute entre autres à leur foi progressiste. Les grands esprits se rencontrent.
Virilio, quant à lui, ne doute de rien : « il y a une idéologie du progrès qui est aussi aberrante que les idéologies du totalitarisme », une « propaganda staffel comme on disait à lépoque allemande ». Paul nous re-chante sans complexes le refrain des scientifiques nazis, convaincu par ailleurs que le clonage est un crime eugéniste et que lurbanisme moderne nest quune extension du camps de concentration. Doù la nécessité dinvoquer de nouveau des propositions normatives visionnaires : « il est temps que le progrès sauto-critique » (on sen souviendra), et à un niveau « eschatologique » - ce qui est tellement parlant que Paul ne préfère pas développer.
La stratégie de notre philosophe consiste donc, comme beaucoup de ceux qui « aiment détester leur époque », à minimiser ou nier lavancée des sciences, donnant mauvaise conscience à celle-ci pour ses « accidents » , et arguant de sa sur-médiatisation. Or, cette démarche procède dune double erreur. Dun côté, il relèverait dun aveuglement idéologique (pour le coup) sans bornes de donner un poids plus important aux nuisances périphériques du « progrès » quaux avantages évidents quil procure (niveau de vie global, confort, accumulation de connaissances, possibilités créatrices, etc.) ; Paul sen défend dailleurs, précisant que cest la « promotion du progrès » quil ne supporte pas. Or, quil soit importuné par les stratégies de diffusion des nouvelles technologies est regrettable, mais ne plaide pas contre leur existence-même. La précision que Paul « na rien contre les nouvelles technologies » est évidemment toute rhétorique, le reste de son propos semployant à démontrer le contraire.
Dun autre côté, surtout, son analyse semble erronée : la « propagande du progrès » nexiste plus depuis belle lurette ; elle a été remplacée, dans les milieux intellectuels et médiatiques dominants, par une ferme scientophobie, qui laisse aux thuriféraires du principe de précaution et de la contestation citoyenne des tribunes toujours plus grandes. La paralysie de la technoscience par les acteurs politiques, philosophiques, ou médiatiques du débat est devenue un mot dordre. Les dispositions de lopinion envers toutes les innovations technologiques sont systématiquement négatives, du simple scepticisme au refus radical ; les avis les plus visibles alternent entre catastrophisme (Habermas, Kahn, Popaul), écolo-démagogie (Bové, Mamère), et néo-bondieuserie (Jean-Paul II, Maurice Dantec) ; tous jettent lopprobre sur le « progrès », ramené à une idéologie, donc à un sentiment très répandu justifiant toutes les montées au créneau de nos petits gardes-chiourmes humanistes. Ou comment, une fois de plus, la majorité sinvente des ennemis pour se poser en victime.
Les Mutants plaident évidemment pour une plus grande visibilité de la technoscience ; les visions du monde quelle invalide par ses seules découvertes doivent être combattues comme de véritables idéologies, quune meilleure pénétration des consciences par les connaissance positives actuelles doit saper à la base. Si une « idéologie du progrès » était effectivement à luvre actuellement, nous ne nous heurterions pas à des levers de bouclier hystériques, alimentés par des fantasmes populistes, contre le clonage et les OGM.
La phrase à retenir : « cest très grave ».
Quatrième thème : notre époque est très malade
Nous passerons rapidement sur cet épisode, qui synthétise les
autres en invoquant des clichés toujours plus édifiants. En vrac
: nous sommes à lère de la « démocratie de
lopinion », qui laisse le champs libre à toutes les démagogies
(merci Tocqueville) ; notre époque est la pire de tous les temps, elle
est proprement « inouïe » (la preuve, il y a de grosses tempêtes)
; on ne peut pas détester davantage une époque (Big up à
Philippe Muray) ; la population américaine est composée de requins
sans scrupules (Bille Gates, Rupert Murdoch, Georges W, la galerie de portraits
habituelle) et de moutons serviles (ils votent pour Terminator ! [non non, ce
nest pas un raccourci grossier]) ; et nous attendons tous lApocalypse,
lAccident Final qui nous extraira de la torpeur de nos vies consuméristes.
Passons.
La phrase à retenir : « Je rappelle que la guerre na
finalement servi à rien dautre que dinventer des armes, et
les armes sont des machines à produire des accidents. »
Cinquième thème : la génétique, ça a lair dangereux
Juste pour nous, Paul va parler génétique. Il est vrai que sans
cela, le plaisir naurait pas été complet. Attention, grand
moment.
Développement
« Je ne parle pas beaucoup génétique, parce que ça nest pas mon domaine ». Belle preuve dhumilité de la part de quelquun qui vient de consacrer pompeusement une exposition entière au clonage et aux dangers de la génétique. Donc, attention, Paul vous prévient : il sy connaît moins quen géopolitique ou en physique nucléaire.
Lignorance nétant toutefois jamais un obstacle pour avoir une opinion, Paul, estimant sêtre dédouané de son incompétence une fois ces précautions prises, nous expose sa vision des choses, toujours très tranchée et sûre delle. Avec les progrès réalisés en génétique, une menace pèse sur lhumanité, celle du « surracisme », provenant « dun homme qui ne serait pas né du sang et du sperme. Une espèce étrangère, une surhumanité fabriquée, produite. » Paul recourt donc aux traditionnels épouvantails de mauvaise SF qui effraient lopinion. Cet extrait de 23 mots contient pourtant trois erreurs. Dabord, la manipulation génétique na pas pour but déliminer la reproduction traditionnelle ; elle peut intervenir sur un embryon déjà formé par laccouplement dun homme et dune femme ; par ailleurs, il faut rappeler à Paul que la fécondation de la femelle sans la présence du mâle existe déjà. Ensuite, la possibilité dun quelconque « racisme » est discutable ; à la limite, il se manifesterait plutôt envers les individus nés dune manipulation (comme la criminalisation des enfants-clones le laisse présager). Enfin, surtout, ce qui rendrait possible ce racisme, à savoir lexistence dune espèce différente de lhumanité mais unifiée, homogène, nest pas au programme ; il ne sagit pas de « créer une humanité » nouvelle, simplement de permettre à des « individus » daméliorer graduellement, de façon privée et libre, leur patrimoine génétique. Rien de comparable à un eugénisme dEtat ou aux fantasmes aryens qui sont toujours visés dans ce genre de critique.
Paul, galvanisé par son ignorance totale des enjeux, et persuadé davoir tout compris, y va de son couplet humaniste. « A partir du moment où nous créons une surhumanité [ce qui est invraisemblable, rappelons-le], nous créons une sous-humanité. Logique. Cest le problème de leugénisme, qui nest pas daméliorer lespèce humaine, mais de créer une sous-humanité ». Première remarque : les sous-humains nont pas attendu la génétique pour exister. Quil y ait des hiérarchies de valeurs au sein de lensemble des individus nest pas injuste en soi. Si le but de Paul est de supprimer toutes les têtes qui dépassent, on se demande qui veut à tout prix créer une « sous-humanité ». Deuxième remarque : leugénisme prend plusieurs formes ; dans sa version privée, il ne sert pas à « handicaper les autres » mais à poursuivre des buts personnels. Attendu que cette pratique suppose la reconnaissance des différents choix de vie à coexister, il nest pas question de « ghettoïser » ceux qui choisissent librement de ne pas y avoir recours.
Paul décide pourtant de verser dans le ridicule extrême. Fier de son analyse, daprès laquelle leugénisme va créer une catégorie dhommes « surnuméraires », ne servant à rien (ce qui sera un cas de figure jamais vu, nest-ce pas), il prospecte : « Imaginez que demain il faille être prix Nobel pour obtenir un contrat à durée indéterminée ». Situation très probable, en effet. Aussi réaliste et réfléchi que « Larmée des clones ».
Selon nous, Paul a bien tort de condamner les prodigieuses percées de la génétique et de la neurobiologie. Elles sont très utiles. A terme, elles traiteront efficacement les Alzheimer en phase précoce, ou le syndrome de démence légère du troisième âge...
Phrase à retenir : « Les dégâts du progrès font partie du progrès » (lhypothèse inverse mériterait dêtre étudiée avec attention).
Conclusion
Paul ayant anticipé notre travail, il nous épargne la lourde tâche
de pointer ses faiblesses, en sabotant lui-même son propos par des phrases
absconses, dont la portée humoristique servira, sans plus de commentaire,
de conclusion à cet exposé :
« Laccélération de lirréalité déréalise ».
« Le vrai drame du TGV, cest la contraction du temps. »
« Jespère au travers de lapparente désespérance ».