La génétique selon André Pichot, in Esprit (mai 2002)
Rapport du Bureau des Contre-Falsifications, le 2 juin 2002.
Objet
Article dAndré Pichot, " La génétique est une science sans objet ", in Esprit, mai 2002, pp. 102-131.
Contexte
Epistémologue et historien des sciences (CNRS), André Pichot prétend depuis quelques années instruire le procès historique et moral de lévolutionnisme et de la génétique. Lobjet principal de ses travaux récents est de nier le caractère scientifique de ces disciplines, en vue de "démontrer" ensuite quelles servirent pour lessentiel de légitimation à leugénisme, au nazisme et au racisme. Larticle publié dans Esprit sinscrit dans cette stratégie de "diabolisation demi-savante" et représente une synthèse de son ouvrage Histoire de la notion de gène (Paris, Champs-Flammarion, 1999). Comme nous allons le constater, il sagit dun tissu dincohérences.
Falsification n°1
André Pichot écrit : "Dire que la génétique est la science des caractères héréditaires na aucun sens : tous les caractères sont héréditaires, aucun ne lest totalement ou bien, ce qui revient au même, tous les caractères sont acquis, et aucun ne lest totalement. La quantification en ce domaine étant impossible, il sensuite que les expressions caractères héréditaires et caractères acquis sont des abus de langage" (p. 103).
Vérité
Il sagit dun sophisme (et dun truisme). Dire quun caractère est 100 % inné et 100 % acquis revient à dire que tout organisme vivant évolue dans un milieu et que tous les gènes sexpriment dans une cellule (sauf pour les virus). Les biologistes navaient pas attendu André Pichot pour sen aviser. Sil sagit de soutenir quun mot ayant reçu historiquement plusieurs définitions ne doit pas être employé par les chercheurs, il convient alors de bannir du vocabulaire scientifique l "hérédité", mais aussi ces mots polysémiques que sont "homme", "vie", "science", "société", "temps", "énergie", "matière", etc. Ce petit jeu de déconstruction lexicale ne mène nulle part.
Chaque espèce se présente avec un ensemble de potentialités biologiques innées, cest-à-dire déterminées par son génome. Ces potentialités sont pour la plupart adaptatives au sens où elles ont été sélectionnées comme favorables à la survie des individus ou de leurs ancêtres dans un milieu donné. Chaque individu reçoit de ses géniteurs une forme particulière du génome de son espèce (génotype) qui détermine en partie les caractères exprimés par son organisme (phénotype). Cette loi est valable pour la bactérie comme pour lhomme. Notre cerveau, siège de capacités cognitives complexes, est ainsi sous la dépendance des gènes dans son développement comme dans son fonctionnement. De ce point de vue, on peut dire que la mémoire, lintelligence ou la perception sont à 100 % innées en tant que propriétés génétiques de lespèce Homo sapiens. Mais ces capacités sexpriment dans un milieu qui conditionne leur expression aussi bien que leur mesure : la variation interindividuelle de lintelligence, de la mémoire ou de la perception sexplique donc à la fois par linné (les différences des gènes) et par lacquis (les différences des milieux).
La génétique quantitative a pour objet de quantifier cette part génétique et cette part environnementale dans la variance de certains traits exprimés. De ce point de vue, on distingue depuis plusieurs décennies déjà lhérédité de lhéritabilité. Les deux notions sont souvent confondues, mais elles ne sont pas équivalentes (et ce nest pas André Pichot qui aidera à les distinguer, puisque notre vigilant historien des sciences semble ignorer jusquà lexistence même du concept dhéritabilité). Lhérédité désigne lensemble des effets biochimiques des acides nucléiques (ADN et ARN) dans la transmission des caractères, selon un déterminisme strict (la formation de protéines, par exemple) ou complexe (la formation dun caractère). Lhéritabilité désigne la part des gènes dans les différences interindividuelles, cest-à-dire dans la variance dun caractère exprimé par un échantillon de sujets. Il sagit dune mesure statistique et quantitative, qui définit à un moment donné et sur une population donnée la part respective des gènes et de lenvironnement, de linné et de lacquis. Lhéritabilité ne concerne jamais un individu, mais toujours un ensemble dindividus, un échantillon statistique. Elle est la mesure privilégiée lorsque les généticiens doivent analyser des traits complexes, dont la détermination provient de plusieurs facteurs génétiques et de plusieurs facteurs environnementaux.
La génétique quantitative utilise depuis un siècle des protocoles reconnus pour leur validité scientifique et pour la qualité de leur prédictibilité empirique. Léchantillonage des populations se fait à partir détudes familiales, dadoption, de jumeaux monozygotes élevés ensemble ou séparément. Les outils statistiques de covariance font intervenir les analyses univariées, à variables mutliples et à coefficients de direction. Elles incluent bien sûr les corrections de concordance selon la nature monogénique ou polygénique du trait étudié. [Pour une introduction très générale en langue française : R. Plomin et al. Dès gènes au comportement. Introduction à la génétique comportementale, Bruxelles, DeBoeck Université, 1998 ; en langue anglaise, deux manuels classiques : D.S. Falconer, Trudy F.C. Mackay, Introduction to Quantitative Genetics , Boston, Addison-Wesley, 1996 (4e éd.) ; M., B. Walsh, Genetics and Analysis of Quantitative Traits, Sunderland, Sinauer Associates Inc., 1997]
Falsification n°2
André Pichot écrit : " [ ] Le gène restera un segment dADN jusquaux années 1970 où, peu à peu, apparaîtront sa complexité et son caractère morcelé, et où il ne pourra plus être défini que par son produit, en général une protéine. Ce qui aboutit à un abandon de la définition structurale au profit dune définition fonctionnelle [ ] Sur un peu plus dun siècle dexistence, le gène a donc connu cinq définitions radicalement différentes [ ] ; définitions qui se sont empilées les unes sur les autres plus quelles ne se sont remplacées " (p. 106).
Vérité
Comme la plupart des sciences, la génétique se décompose en plusieurs branches spécialisées : génétique formelle, génétique quantitative, génétique des populations, génétique moléculaire, génétique évolutive, génomique (elle-même subdivisée), etc. Elles sont apparues progressivement au cours du XXe siècle. Chaque branche de la génétique privilégie telle ou telle propriété des gènes selon son champ danalyse et dexpérimentation. [Rappelons une définition classique de la génétique : "science qui étudie la structure et la fonction des gènes", in Ebherard Passage, Atlas de la génétique, Paris, Médecine-Sciences Flammarion, 1995].
Si ces propriétés du gène étaient contradictoires, la génétique aurait du souci à se faire. Mais elles ne le sont pas. Tous les manuels de génétique moléculaire définissent peu ou prou le gène comme une structure composée dADN, codant pour un ARN qui permet (directement ou indirectement) la synthèse de protéines. Tous les manuels de génétique évolutive définissent peu ou prou le gène comme une unité dinformation transmise entre les générations. Tous les manuels de génétique des populations définissent peu ou prou le gène comme une unité dinformation présente à létat variable dans une population. Et ainsi de suite. [Pour un tour dhorizon récent, en française, de la définition du gène Cf. "Quest-ce quun gène", in La Recherche, 348, décembre 2001, pp. 50-56.]
Ces définitions nont aucune raison de se remplacer, car chacune de ces sciences étudie un aspect différent de la macromolécule dADN : la génétique moléculaire étudie la structure biochimique du gène, la génétique des populations sa répartition statistique, la génétique évolutive sa fonction adaptative, etc. Prenons une analogie : lénergie ne se définit ni ne se mesure pas de la même manière en mécanique classique, en mécanique relativiste et en mécanique quantique. Plus grave encore, lénergie est une grandeur continue en mécanique classique et discontinue en mécanique quantique. Pour autant, il serait absurde de dénoncer la physique comme une "science sans objet" ou lénergie comme un "concept flou et mou". De la même manière, une particule élémentaire comme lélectron ne se comporte pas identiquement selon les milieux (sa trajectoire est conditionnée par la densité, la chaleur, etc.). Pour autant, lélectron existe bel et bien et son étude apporte des données indispensables à la compréhension de la matière.
Enfin, la science procède par falsification des hypothèses. August Weismann avait raison de distinguer le germen du soma (soit les parts transmissible et non transmissible dun organisme), et cette hypothèse est maintenue jusquà aujourdhui (on parle par exemple de cellules germinales et somatiques). Il avait tort dassimiler les gènes (chez lui les "biophores") à des protéines, et cette hypothèse a été abandonnée. Lhistoire des sciences se doit sans doute de mettre en évidence les hésitations de la recherche et den rappeler les fausses pistes. Mais ces dernières ne remettent pas en cause la cohérence de la démarche scientifique, sur laquelle lhistorien na pas de légitimité particulière. Surtout lorsquil na visiblement aucune connaissance détaillée du sujet : on ne saurait analyser les supposés échecs de la génétique au début du XXIe siècle en fonction de traités sur lhérédité publiés au XIXe siècle. Les trois seules références contemporaines dAndré Pichot sont ainsi des livres de vulgarisation de Michel Morange, François Gros et Henri Atlan. Un peu léger pour statuer définitivement sur la validité de disciplines scientifiques.
Falsification n°3
André Pichot écrit : " Ce caractère mou, et flou, du gène ne saccorde pas avec sa définition structurale, sur laquelle est fondée la génétique. Celle-ci repose en effet sur le principe de Schrödinger voulant que lhérédité soit la transmission dun ordre physique par la transmission dune substance physiquement ordonnée " (p. 106).
Vérité
Le célèbre physicien avait formulé en 1944 lhypothèse que la vie repose sur un " cristal apériodique " dont le " code " est producteur dordre [Cf. Erwin Schrödinger, Quest-ce que la vie ? De la physique à la biologie, (1944), Paris, Seuil, 1986]. La même année, Avery, McLeod et McCarty montrent que les acides nucléiques sont porteurs de linformation héréditaire. En 1953, Watson et Crick identifie la structure biochimique hélicoïdale du gène. Rien dans ces découvertes ni dans celles qui suivront ne remet en cause lintuition de Schrödinger. Cest bien lordre des bases chimiques des nucléotides qui conditionne lexpression de chaque gène, même si les découvertes des trente dernières années ont mis en lumière la complexité de la transcription et de la traduction de lADN (diversité des ARN, des régions régulatrices et promotrices, etc.). Les travaux récents sur les gènes du développement (homéogènes) montrent dailleurs que le plan morphologique des organismes est étroitement régulé par lexpression spatio-temporelle du matériau héréditaire
Le livre de Schrödinger est surtout resté célèbre car il avait posé de manière déductive la base théorique de la recherche en biologie moléculaire et parce quil avait influencé de nombreux chercheurs, à commencer par James Watson, qui décida à sa lecture en 1945 de se consacrer au déchiffrement de lADN. Pichot en défend une interprétation formaliste et littéraliste : l " ordre du cristal apériodique " signifie à ses yeux que les successions de nucléotides devraient être strictement ordonnées du début à la fin sur chaque chromosome, avec un programme rigide et déterministe dexpression.
Falsification n°4
André Pichot écrit : "Darwin n'a jamais compris le rôle
que Lamarck avait donné à l'évolution. Son ouvrage est
intitulé L'origine des espèces, et il cherche effectivement à
expliquer cette origine (le fait qu'il y ait des espèces différentes
et adaptées à leur milieu) autrement que par les principes de
théologie naturelle (une création par un Dieu omniscient et omnipotent).
La nécessité d'une explication historique, comme complément
de l'explication physico-chimique actuelle de l'être vivant, lui a complètement
échappé (à l'époque de Lamarck, l'existence du vitalisme
rendait ce problème bien plus aigu et bien plus sensible)".
Vérité
QuAndré Pichot naime pas Darwin est une chose; quil le commente ainsi à contresens et défigure sa pensée en est une autre. La théorie darwinienne met au premier plan la nécessité dune histoire du vivant, et cela pour plusieurs raisons : a) géologue avant que dêtre naturaliste, Darwin avait répudié le catastrophisme à la lecture des Principes de géologie de Lyell, qui montraient lâge très ancien de la Terre, donc la possibilité dune maturation très lente des espèces ; b) les trois concepts centraux de Lorigine des espèces sont la variation, la sélection et ladaptation, en vertu desquels on ne peut comprendre les caractères dun être vivant quen retraçant lhistoire de son milieu et celle de son espèce ; c) la répudiation de lexplication divine transforme ispo acto la vie en événement historique, commençant à un moment donné et se prolongeant dans le temps.
Voici deux citations de LOrigine (parmi de nombreuses autres) soulignant
la nécessité dune approche historique et généalogique
du vivant.
"Toutes les règles, toutes les difficultés, tous les moyens de classification qui précèdent, s'expliquent, à moins que je ne me trompe étrangement, en admettant que le système naturel a pour base la descendance avec modifications, et que les caractères regardés par les naturalistes comme indiquant des affinités réelles entre deux ou plusieurs espèces sont ceux qu'elles doivent par hérédité à un parent commun. Toute classification vraie est donc généalogique " (L'origine des espèces, Paris, GF, 1992, pp. 477-78).
" Lorque nous ne regarderons plus un être organisé de la même façon qu'un sauvage contemple un vaisseau, c'est-à-dire comme quelque chose qui dépasse notre intelligence ; lorsque nous verrons dans toute production un organisme dont l'histoire est fort ancienne ; lorsque nous considérerons chaque conformation et chaque instinct compliqués comme le résumé d'une foule de combinaisons toutes avantageuses à leur possesseur, de la même façon que toute grande invention mécanique est la résultante du travail, de l'expérience, de la raison, et même des erreurs d'un grand nombre d'ouvriers ; lorsque nous envisagerons l'être organisé à ce point de vue, combien, et j'en parle par expérience, l'étude de l'histoire naturelle ne gagnera-t-elle pas en intérêt ! " (ibid., p. 544).
Darwin avait donc parfaitement compris la nécessité darticuler
les explications historique et physico-chimique du vivant. Sur ce dernier point,
son " hypothèse provisoire de la pangenèse " (dernier
chapitre de la Variation des plantes et des animaux à létat
domestique, 1868) se révélera fausse, puisquelle reprend
lidée (lamarckienne) dune transmission des habitudes acquises
par les organismes au cours de leur existence, ce qui deviendra la fameuse "
hérédité des caractères acquis " à la
fin du XIXe siècle. Le néo-darwinisme représentera la conciliation
théorique de lexplication historique (variations constatées
par la zoologie et la paléontologie) et de lexplication biochimique
(variations expliquées par la génétique), avec ladaptation
comme modus operandi.
Falsification n°5
André Pichot écrit : " Par sa fonction, la génétique
occupe une position centrale, voire dominante en biologie. Son ambition est
dailleurs explicite dans le nom de théorie synthétique
que lon donne, depuis la fin des années 1930, à une sorte
dalliance entre les disciplines biologiques visant à une explication
totale de lêtre vivant sous lautorité de la génétique
(ou sous celle des généticiens qui lont proposée)
" (p. 124).
Vérité
Il sagit dun détail, mais on peut au moins exiger dun donneur de leçons historiques quil soit précis dans sa formulation. Lexpression " théorie synthétique " nest pas due à un généticien, mais à un professeur de zoologie, Julian Huxley (1887-1975), et elle est apparue en 1942 (Evolution : The Modern Synthesis, Londres, Allen & Unwin). La théorie synthétique de lévolution sest en effet appuyée sur les apports des généticiens (Fisher, Haldane, Muller, Dobzhansky) mais, comme son nom lindique, elle envisage lévolution (et non le gène ou lhérédité) comme le modèle central de la théorie du vivant. Les travaux évolutionnistes intègrent bien dautres disciplines que la génétique : écologie, éthologie, psychologie, anthropologie, etc.
Falsification n°6
André Pichot écrit : " Si la génétique a pour
fonction darticuler les explications physique et historique, elle a pour
objet larticulation entre, dune part, lorganisation et le
fonctionnement individuels de lêtre vivant et, dautre part,
lévolution des espèces. Plus concrètement, elle doit
étudier le déterminisme que ses parents (et via ceux-ci, ses ancêtres)
font peser sur lindividu [
] La critique est immédiate : une
telle hérédité est artificiellement séparée
du reste de la génération, car cest par la génération
entière quil y a continuité physique entre les parents et
les enfants, et donc dun déterminisme des uns sur les autres [
]
On pourrait ainsi comprendre en ce sens lun des rares passages cohérents
des théories de Lyssenko " (p. 129).
Vérité
Ce charabia consternant vise à affirmer que lon ne peut distinguer, au sein de la reproduction, entre facteur génétique et facteur de milieu. A un tel niveau de confusion, on est évidemment gêné pour répondre, car il faudrait donner quelques dizaines de milliers de références accumulées à ce sujet depuis plus dun siècle. La continuité des parents aux enfants passe sans doute par toutes sortes de déterminations non génétiques (étudiées par la biologie du développement), mais la continuité évolutive dune lignée ne concerne que lADN puisquaucune information acquise depuis leur milieu par chaque génération ne se transmet, sinon les mutations touchant le noyau des gamètes (génétique évolutive). Quant à la part relative de linné et de lacquis dans lexpression dun caractère, cest lobjet des sciences précédemment décrites (voir falsification n°1).
Dans les 12 pages consacrées à la notion dhérédité
(pp. 112-124), Pichot consacre de longs développement à Lamarck
(qui ne sintéressait pourtant pas à lhérédité),
mais pas un seul paragraphe détaillé à des auteurs comme
Naudin, Mendel, Weismann, Johannsen, Bateson, etc., dont les travaux avaient
justement pour objet létude de la transmission des caractères
entre les générations. Cest un procédé classique
de détournement historique, où lon feint de sétonner
de limprécision dune notion en ne retenant que des auteurs
et des théories non sélectionnés par la science elle-même
comme pertinents (par exemple, la pangenèse de Darwin, la loi de récapitulation
de Haeckel, la théorie des mutations de De Vries, etc.). On remarquera
enfin quen 2002, le CNRS paye un chercheur pour démontrer que le
falsificateur totalitaire Lyssenko navait pas entièrement tort.
Le retard français dans les sciences du vivant tient peut-être
à une mauvaise allocation des ressources publiques
Falsification n°7
André Pichot écrit : " On pourrait même imaginer que,
si la biologie avait donné demblée une explication unifiée
de lêtre vivant, lhérédité naurait
jamais existé. En revanche, une fonction physiologique comme la génération
existerait toujours, sinon en tant que fonction (car cette biologie naurait
peut-être pas eu recours à la notion de fonction), du moins en
tant que processus biologique à expliquer " (p. 130).
Vérité
A mesure que larticle se déroule, on sombre dans la confusion la
plus extrême. Il ne sagit même plus ici de rétablir
la vérité, mais de sinterroger sur la santé mentale
dAndré Pichot et du comité de lecture de la revue Esprit.
Sauf erreur, cette phrase énonce que lhérédité
naurait aucune raison dêtre si la biologie était parvenue
à une théorie du vivant sans recours à lhérédité.
Certes. On attend de Pichot quelques pistes de recherche plus précises
concernant cette grande " explication unifiée ".
Quelques lignes plus loin, lauteur avoue toutefois : " On aura sans
doute trouvé cela très embrouillé et on aura raison : cest
effectivement très embrouillé " (p. 130). En fait, Pichot
sest plu à rendre confus lobjet de son article, en mêlant
des considérations historiques disparates et des réflexions épistémologiques
absconses.
Falsification n°8
André Pichot écrit : " Dernier rejeton de cet imbroglio : le génie génétique, présenté comme de la haute technologie, alors quil consiste surtout en un bricolage empirique, complétant les bricolages théoriques ci-dessus évoqués et prétendant les justifier. Un bricolage certes parfois astucieux, mais les astuces nont jamais remplacé les concepts. Un bricolage certes parfois médicalement utile (pour la production de substances médicamenteuses plus que pour les très aléatoires thérapies géniques), mais les exhibitions de malades et de bons sentiments nont jamais remplacé la réflexion " (p. 131).
Vérité
Le "bricolage" dont se plaint André Pichot nest pas autre chose que le caractère expérimental de la médecine, reconnu depuis Claude Bernard. Des vaccins aux antibiotiques, la plupart des progrès en ce domaine relèvent de tels bricolages - les patients des sociétés industrialisées peuvent sestimer heureux que leurs médecins et chercheurs naient pas été formés par les "concepts" de certains épistémologues embrouillés.
La génétique médicale, rapidement évacuée
en fin darticle, dérange au plus haut point André Pichot.
Dans son Histoire de la notion de gène, il va dailleurs jusquà
parler des " prétendus gènes de maladie " dans une grande
envolée obscurantiste (p. 239). Lexplication de cette position
est simple : les expérimentations du génie génétique
démontrent parfaitement la validité des analyses structurales
et fonctionnelles du gène. André Pichot préfère
donc nier lévidence de la réalité plutôt que
renier lincohérence de sa critique absurde.
Prenons un exemple simple. En 2001, le Pr Alain Fischer a réussi la première
thérapie génique des "bébés bulles", cest-à-dire
des enfants atteints de déficits immunitaires combinés sévères.
Le gène de cette maladie, localisé sur le chromosome X, est une
mutation empêchant la formation de la protéine gammac, qui se loge
normalement à la surface des précurseurs des lymphocytes T et
NK. En labsence de ces cellules immunitaires fonctionnelles, les "bébés
bulles" souffrent dune hypersensibilité aux agressions microbiennes
et sont contraints de vivre dans un environnement protégé (bulle
stérile), avec une espérance de vie très faible. Voilà
donc une maladie dont on connaît parfaitement le gène et les effets
sur le phénotype, ce qui contredit assez simplement les "démonstrations"
confuses de Pichot.
Grâce à un "bricolage" qui nest pas de la "haute technologie", léquipe du Pr Fischer est parvenu à réinjecter dans la moelle osseuse de quatre bébés des cellules souches hématopoïétiques qui avaient préalablement reçu le "bon" gène par transfection. Ces cellules sont parvenues à produire des lymphocytes T et NK, ce qui a définitivement guéri les enfants et leur permet de mener une vie normale. Ils peuvent en rendre grâce à la science, mais certainement pas à ceux de ses critiques qui, préfèrant la soi-disant "réflexion" à l "exhibition de malades et des bons sentiments", affirment linexistence des gènes, labsurdité de lhérédité et le caractère aussi acquis quinné de tout trait phénotypique.
Conclusions du BCF
Au XXe siècle, la France sest caractérisée par la
persistance du lamarckisme, qui paralysa longtemps ladoption de la théorie
darwinienne aussi bien que la recherche en génétique. Le phénomène
fut artificiellement prolongé après-guerre, lorsquune partie
de lintelligentsia soviétophile soutint le lyssenkisme. Il semble
quau début du XXIe siècle, André Pichot représente
une ultime incarnation de cette impasse, où le chauvinisme étroit
le dispute au sectarisme idéologique. Un fossile vivant, en quelque sorte,
coincé dans une strate ancienne de lhistoire des idées et
incapable de survivre hors de cette niche écologique. Cet article comme
ses livres (dont on sétonnera quils soient publiés
par de grandes maisons dédition) nont pas pour but de dresser
une histoire objective de la théorie de lévolution ou de
la génétique, mais den instruire le procès haineux,
sur le ton de la procurature morale et de la pédanterie verbeuse.
Le travail philosophique (notamment épistémologique) vise à
produire et mettre en oeuvre des concepts généraux, pour rendre
compte de vastes domaines de la réalité ou des pratiques humaines,
de créer des rapprochements, d'établir des passerelles entre les
disciplines scientifiques, nullement d'entreprendre des critiques radicales
et prétendûment définitives desdites disciplines. A. Pichot
confond le rôle conceptuel et interdisciplinaire de la philosophie avec
celui de censeur idéologique. Quant au travail d'historien des sciences,
il devrait être encore moins partial et engagé, l'historiographie
n'étant jamais que la tentative de restituer dans toute sa neutralité
un ensemble de faits passés et/ou de construire un itinéraire
le plus objectif possible dans la masse des données disponibles. La tâche
de l'historien est (re)constructrice, jamais seulement déconstructrice.
Cet étalage dincohérences et de confusions ressortit de
la liberté dopinion et dexpression, fort heureusement garantie
dans les sociétés ouvertes. On regrettera cependant que de telles
aberrations bénéficient du financement de la recherche publique
et de la légitimité dune revue didée prestigieuse,
lune comme lautre ridiculisées par de telles publications.
Mais il est vrai quen France, le ridicule ne tue plus depuis fort longtemps.