Stephen Jay Gould
vu par Le Monde (23 mai 2002)

Rapport du Bureau des Contre-Falsifications,
le 24 mai 2002.

Objet

Article nécrologique “ Stephen Jay Gould ”, signé par Catherine Vincent, paru dans Le Monde, 23 mai 2002, p. 37.

Contexte

Connu du grand public pour ses ouvrages de vulgarisation, le paléontologue Stephen Jay Gould est un auteur mineur dans le champ scientifique. Il doit sa réputation médiatique à des attaques violentes, de nature idéologique et non scientifique, lancées contre certaines disciplines comme la psychométrie différentielle, la sociobiologie, la psychologie évolutionnaire ou encore la génétique du comportement.

Falsification n°1

Catherine Vincent écrit : “ Pour Gould, l'évolution fonctionne au contraire par sauts dans le temps : à des périodes relativement stables succèdent des phases de spéciation rapide et parfois brutales - dues, par exemple, à des crises climatiques. Cette théorie dite des "équilibres ponctués", par sa clarté comme par son argumentation, s'impose très vite dans la communauté scientifique. ”

Vérité

La théorie des équilibres ponctués, lancée par Stephen Jay Gould et Nils Eldredge en 1972, ne s’est pas imposée très vite dans la communauté scientifique. Elle constitue au contraire une théorie relativement mineure, reprenant parfois des thèses déjà anciennes et contredites comme la théorie des mutations de De Vries (1901-1903) ou celle des monstres prometteurs de Goldschmidt (1940). L’argumentation de la théorie des équilibres ponctués, fondée pour l’essentiel sur la rareté des espèces intermédiaires dans les archives paléontologiques, est faible. La paléographie ne la corrobore pas toujours, tant s’en faut : une méta-analyse de 58 études, publiée en 1995 par Douglas Erwin et Robert Anstey, a ainsi conclu à l’impossibilité de faire du saltationnisme (ou équilibres ponctués) la seule clef explicative de l’évolution, dans la mesure où plusieurs taxons fossiles présentent une évolution graduelle darwinienne. [D.H. Erwin, R. Ansley, New Approaches to Speciation in the Fossil Record, New York, Columbia University Press, 1995, pp. 11-38]

Avant de battre récemment en retraite et de défendre une vision soi-disant “ pluraliste ” de l’évolution, Stephen Jay Gould avait radicalisé sa position à partir des années 1980, ce qui l’a isolé de ses confrères évolutionnistes. Voici par exemple ce qu’écrit le spécialiste de l’évolution Mark Ridley, à propos du dernier livre de Gould paru en 2002 (The Structure of Evolutionary Theory, Harvard University Press) : “ Gould [...] a écrit plusieurs papiers depuis le début des années 1980 affirmant qu'un processus spécifique pourrait guider la macro-évolution - processus distinct de la sélection naturelle, qui oriente la micro-évolution. Au cours des vingt dernières années, bien peu de preuves ont été découvertes pour appuyer les vues de Gould, alors que le principal courant de recherche se trouvait ailleurs. Gould n'a pas essayé de repenser son ancien schéma selon les nouvelles données moléculaires. Au contraire, il a répété sa vieille idée sous forme massive. N'importe quel auteur normal dirait ce que Gould a dit en 200 pages. Gould a rempli son livre d'une orchestration wagnérienne d'anecdotes littéraires, historiques et autobiographiques. Je suppose qu'il aura cette fois moins d'influence sur les cercles scientifiques. Ils diront : "Oh, encore sa vieille antienne" et reprendront leur travail. ” (in Times Online, 8 mai 2002). Dans les chapitres 20 et 21 de son manuel de référence (trad. fr. : Evolution biologique, DeBoeck Université, pp. 553-609), le même M. Ridley offre une discussion critique des thèses de Gould et Eldredge, montrant a) qu’elles ne remettent pas en cause le schéma central de la théorie synthétique de l’évolution et b) qu’elles ne s’appliquent pas à tous les taxons.

Falsification n°2

Catherine Vincent écrit : “ Il ne s'agit que de la première d'une longue succession d'avancées conceptuelles qui feront du jeune chercheur le chef de file du néodarwinisme. ”

Vérité

En dehors de la théorie des équilibres ponctués, les “ avancées conceptuelles ” de Stephen Jay Gould sont en réalité très rares. Pour une raison fort simple : l’essentiel de ses textes est formé d’œuvres de vulgarisation ou d’histoire des idées, et l’essentiel de ses recherches concernent l’étude des archives paléontologiques, travail qui ne prête guère à la conceptualisation. Gould a forgé le concept d’ “ exaptation ” (avec E. Vrba, 1982), qui désigne l’utilisation d’un trait ou d’un caractère originellement adaptatif dans une fonction non adaptative. Aucun chercheur ne doute qu’il existe dans le monde vivant des différences entre les fonctions actuelles et les fonctions originelles de certains traits. Mais contrairement à ce que pensaient S.J. Gould et E. Vrba, cela ne remet pas en cause le caractère adaptatif de l’évolution : la sélection œuvre précisément au maintien de cette adaptation et s’exerce sur les différents effets d’une fonction, quand bien même les effets actuels divergent des effets originels. Ce point avait déjà été souligné en 1966 par George Williams dans son ouvrage aujourd’hui classique, Adaptation and Natural Selection.

Par ailleurs, Gould ne fut pas le “ chef de file du néodarwinisme ”, mais son principal adversaire. Par “ néodarwinisme ”, on désigne la théorie synthétique de l’évolution, c’est-à-dire l’intégration progressive des disciplines biologiques dans le cadre évolutionnaire. Cette intégration a notamment concerné la génétique formelle (à partir des années 1910), la génétique des populations (à partir des années 1920), la génétique moléculaire (à partir des années 1950) et la génomique (à partir des années 1980). Or, Gould était un adversaire résolu de ce qu’il appelait le “ réductionnisme génétique ” des “ ultra-darwiniens ”. Raison pour laquelle il s’est délibérément placé à l’écart du courant dominant la recherche fondamentale sur l’évolution depuis trente ans (cf. remarques de Ridley ci-dessus).

Enfin, Stephen Jay Gould était tenu en piètre considération par les représentants mondialement reconnus de la biologie évolutionnaire. Ainsi, John Maynard Smith écrivait : “ Parce que ces essais sont excellents, [Gould] en être venu être considéré par les non-biologistes comme l’un des principaux théoriciens de l’évolution. En fait, les biologistes évolutionnaires avec qui j’ai discuté de son travail tendent à le considérer comme un homme dont les idées sont si confuses qu’il est très difficile de les prendre en considération, mais aussi comme un homme qui ne doit pas être publiquement critiqué car il est au moins de notre côté face aux créationnistes ” (New York Review of Books, 30 novembre 1995, p. 46). Le naturaliste Ernst Mayr, dernier auteur et acteur vivant de la “ synthèse moderne ” des années 1930 et 1940, porta de semblables jugements négatifs sur Gould et ses alliés (cf. par exemple Toward A New Philosophy of Biology, Harvard, Harvard University Press, 1988, pp. 534-535).

Falsification n°3


Catherine Vincent écrit : “ Gould fut le premier à souligner l'importance des facteurs internes (c'est-à-dire de l'héritage génétique) dans l'évolution des espèces vivantes. ”

Vérité

Ce jugement est risible d’inculture et de naïveté. L’importance des gènes dans l’évolution a été mise en lumière dès les années 1880 par August Weismann (qui appelait les gènes des “ biophores ”). Comme rappelé ci-dessus, la majeure partie de la théorie synthétique de l’évolution (R.A. Fisher, S. Wright, T. Dobzhansky, etc.) est fondée sur le rapprochement de la génétique et du darwinisme, depuis le début du XXe siècle et la redécouverte de Mendel (1900). Enfin, Gould a passé sa vie à tenter de réfuter les interprétations génétiques de l’évolution, dont le plus grand théoricien de la seconde moitié du XXe siècle fut sans doute William Hamilton.

Falsification n°4

Catherine Vincent écrit : “ [Gould fut] le premier qui, pour expliquer la genèse des innovations biologiques, suggéra d'étudier le mode de régulation des gènes. ”

Vérité

Gould, qui était paléontologue, n’a rien apporté de fondamental à la recherche en génétique et l’article auquel il est sans doute fait ici allusion (paru en 1994 dans le Scientific American) se contentait de synthétiser et vulgariser quelques hypothèses déjà présentes dans la recherche. Les processus de régulation des gènes (méthylation de l’ADN, empreinte parentale, répresseur, opéron, réplicon, etc.) sont connus depuis longtemps, puisqu’ils ont valu le Prix Nobel de médecine à François Jacob et Jacques Monod, en 1965. Quant aux homéogènes (gènes Hox ou Homeobox), qui contrôlent le développement, ils ont été découverts dans les années 1950 par Edward Lewis (Prix Nobel 1995), puis isolés pour la première fois chez la drosophile au début des années 1980. Les soi-disant apports de Gould ne figurent dans aucune des études notables de la biologie développementale évolutionnaire (W. Arthur, B.K. Hall, A. Knoll, S. Carroll, etc.).

Falsification n°5


Catherine Vincent écrit : “ [Gould fut] le premier, enfin, à soutenir que l'homme, en dépit de sa complexité anatomique et de son gros cerveau, n'est finalement que le fruit du hasard, un rameau tardif de l'évolution qui aurait tout aussi bien pu... ne pas être. ”

Vérité

Pour mesurer le caractère grotesque de cette assertion, il suffit de se rappeler les célèbres lignes de conclusion du livre de Jacques Monod, La hasard et la nécessité, publié en 1970 alors que S.J. Gould achevait à peine ses études : “ L’homme finalement se rend compte qu’il est seul dans l’immensité impitoyable de l’univers, duquel il a émergé purement par hasard. Ni son destin, ni son devoir n’ont été consignés par écrit. C’est à lui de choisir : soit le royaume des cieux, soit les ténèbres ici-bas. ”. Plus généralement, il était déjà évident aux yeux de Charles Darwin que la sélection naturelle exclut un “ plan ” ou un “ dessein ” providentiel dans l’histoire du vivant. Dans le “ Carnet B ”, rédigé dès 1837 (soit 12 ans avant la publication de l’Origine des espèces), Darwin se représente l’évolution comme un arbre buissonnant, dont chaque rameau est transitoire et contingent. En montrant que les variations darwiniennes résultaient de mutations aléatoires du matériau héréditaire, la génétique mendélienne a imposé d’elle-même le rôle du hasard dans l’évolution - du moins dans la différenciation des individus, puisque la sélection opère précisément un tri adaptatif parmi ces variations aléatoires.

Conclusions du BCF

Cet article, publié dans un quotidien dit “ de référence ”, est particulièrement mal-informé, quand il ne procède pas de la désinformation pure et simple. Il s’inscrit dans un processus classique de survalorisation des scientifiques secondaires, dont les travaux sont appréciés non pour leur valeur intrinsèque, mais pour leur conformité à l’idéologie humano-humaniste dominante. La “ canonisation ” de Stephen Jay Gould a pour but principal de dissimuler au public francophone les progrès réels de la science, notamment l’intégration récente de la génétique moléculaire et de la théorie de l’évolution. Car ces avancées mettent plus que jamais en péril les dogmes égalitaristes et environnementalistes de l’humano-humanisme.



Qu’est-ce que le Bureau des Contre-Falsifications (BCF) ?