Stephen Jay Gould, vu par Le Nouvel Observateur
Rapport du Bureau des Contre-Falsifications, le 31 mai 2002.
Objet
Article de Michel de Pracontal, "Lhomme qui réinventa lhistoire de nos origines", paru dans Le Nouvel Observateur, 30 mai 2002, pp. 108-114.
Contexte
Nous
retrouvons ici le processus de médiatisation dun auteur secondaire
sur le plan scientifique (Stephen Jay Gould), dont le succès tient à
des engagements éditoriaux conformes à lidéologie
dominante. Pour une explication en détail du phénomène,
voir le premier rapport du BCF sur Gould.
Falsification n°1
Michel de Pracontal écrit : "[Gould sest opposé] aux ultra-darwiniens, qui pensent que les mécanismes de la sélection naturelle et de ladaptation entraînent nécessairement une tendance au progrès et à lémergence de formes de plus en plus complexes".
Vérité
La
notion d "ultradarwinien" a été inventée
par Gould dans le but de disqualifier certains de ses " adversaires médiatiques
" (Wilson, Dawkins) et ne correspond à rien de précis. Les
travaux de William Hamilton, Robert Trivers, Edward Wilson et autres "ultradarwiniens"
sont de nature
scientifique : leurs conclusions sont donc vraies ou fausses - cest-à-dire
que leurs hypothèses sont scientifiquement falsifiables, et non moralement
condamnables.
Il apparaît aujourdhui que la sociobiologie, principale cible de Gould en matière de soi-disant "ultradarwinisme", a scientifiquement résisté à ses critiques (pour deux synthèses récentes et dépassionnées, Cf. Ullica Segerstrale, Defenders of the Truth. The Sociobiological Debate, Oxford, Oxford University Press, 2000 ; John Alcock, The Triumph of Sociobiology, Oxford, Oxford University Press, 2001). Par ailleurs, tous les manuels universitaires consacrés au comportement animal ont intégré les modèles scientifiques des soi-disant "ultradarwiniens", comme la sélection de parentèle et la valeur adaptative élargie (Hamilton), laltruisme réciproque (Trivers), les stratégies évolutionnaires stables (Maynard Smith), etc.
Plus généralement, 99 % des biologistes reconnaissent aujourdhui la validité scientifique de la théorie darwinienne de lévolution. Or, celle-ci repose bel et bien sur la sélection et ladaptation, processus expliquant la complexification de la vie : les variations génétiques aléatoires sont sélectionnées lorsquelles apportent un surcroît dinformations à lorganisme, utile pour son adaptation au milieu (compétition pour la survie et compétition pour la reproduction).
Sans
la sélection et ladaptation, on serait bien en peine dexpliquer
pourquoi la vie nest pas restée à son état protobactérien
primitif. De la photosynthèse à la sexualité en passant
par la multicellularité ou la socialité, les différentes
"inventions" de la vie correspondent bel et bien à des stratégies
de plus en plus complexes pour occuper des niches écologiques de plus
en plus rares ou résister à des pressions sélectives de
plus en plus fortes.
Qualifier ce processus de "progrès" est un jugement de valeur
sans contenu scientifique précis et très rares sont les soi-disant
"ultra-darwiniens" à le faire. Et pour cause : Darwin sopposait
déjà à Lamarck sur ce point précis. Cest le
caractère "aveugle" et non orienté du processus de sélection
qui constitua la vraie originalité du naturaliste anglais au sein du
"transformisme avec descendance modifiée".
Falsification n°2
Michel de Pracontal écrit : "Gould a été violemment critiqué par des scientifiques plus portés à penser que lévolution obéit à de grandes lois"
Vérité
Gould (et non ses adversaires) était connu pour la virulence de ses agressions ad hominem, auxquelles il na jamais hésité à donner des connotations politiques et idéologiques. Dans les années 1970, il appartenait par exemple avec son collègue Richard Lewontin au groupuscule dinspiration marxiste Science for the People, qui organisa en grande partie le "scandale spontané" des campus américains après la publication de lopus de Wilson, Sociobiology. Quelques années plus tard, ses attaques contre la psychométrie (Eysenck, Jensen) sinspirèrent de semblables motivations et procédés non scientifiques (le livre La malmesure de lhomme est un tissu derreurs factuelles). Tout au long de son existence, Gould a utilisé linfluente New York Review of Books comme caisse de résonance médiatique de ses attaques. On serait en revanche bien en peine de citer une "critique violente" de Gould émanant des scientifiques darwiniens : ceux-ci ont simplement démontré la fausseté de ses arguments, sans recourir à linvective, à linsinuation ou à linsulte.
Falsification n°3
Michel de Pracontal écrit : "Tout un courant anglo-saxon a développé lidée que non seulement la biologie, mais même la psychologie et le comportement sont le produit de mécanismes adaptatifs. Une version caricaturale de cette 'psychologie évolutionniste' est exposée notamment par le journaliste américain Robert Wright, qui soutient dans LAnimal moral que ladultère sexplique en termes dadaptation et de sélection naturelle !".
Vérité
Sauf à croire en quelque force vitale mystérieuse, il est évident que la psychologie et le comportement des organismes vivants découlent de leur constitution biologique, elle-même façonnée par lévolution (donc par des "mécanismes adaptatifs"). Homo sapiens étant jusquà preuve du contraire un organisme vivant, il nexiste aucune raison valable pour lexclure de cette loi. Le développement du système nerveux et lencéphalisation, par exemple, peuvent difficilement sexpliquer par une succession de heureux hasards. Ils résultent dune pression sélective constante, dont le principe est aisé à comprendre (les fonctions cognitives et perceptives attachées aux réseaux de neurones apportent des avantages considérables dans la compétition évolutive). Dès 1872, Charles Darwin montrait ainsi que lexpression et linterprétation des émotions procèdent dun fonds évolutif commun aux mammifères (Lexpression des émotions chez lhomme et les animaux). Dès 1911, E.L. Thorndike soulignait que la capacité dapprentissage est adaptative, ce qui a été largement confirmé par les travaux de la psychologie et de léthologie (pour un manuel introductif récent en langue française, cf. par exemple David McFarland, Le comportement animal. Psychobiologie, éthologie et évolution, Bruxelles, DeBoeck Université, 2001). Quant aux bases biochimiques des comportements humains, elles font désormais lobjet de plusieurs disciplines scientifiques à part entière, depuis la génétique du comportement jusquà la neurobiologie cognitive.
Louvrage de Robert Wright est un outil de vulgarisation, au demeurant fort bien conçu. Le phénomène de ladultère (extra-pair mating) existe chez un grand nombre despèces, des oiseaux aux primates. Il sexplique parfaitement dans le cadre de la théorie de lévolution, plus précisément de la sélection sexuelle décrite par Darwin en 1859 et, surtout, en 1871 (La descendance de lhomme et la sélection sexuelle). Pour le résumer simplement, chaque sexe possède une stratégie optimale daccès aux partenaires, à dominante quantitative chez les mâles (maximum de partenaires) et qualitative chez les femelles (maximum dinvestissement parental ou maximum de qualité reproductive du mâle). Ces comportements sexpliquent par la structure même de la sexualité (abondance des gamètes mâles, rareté des gamètes femelles) et des contraintes reproductives (gestation coûteuse en temps et en énergie pour la femelle). Chez les espèces monogames, ladultère représente une stratégie sexuelle courante, à la fois bien documentée par les études de terrain et bien expliquée par les modélisations (théorie des jeux évolutionnaires notamment). Entre 1945 et 1999, le comportement dadultère a ainsi donné lieu à la publication de 498 articles dans des revues scientifiques à comité de lecture (source : ISI Citation Database, citée par Alcock, op. cit.). Il ne sagit nullement dune "lubie" isolée de quelques "ultradarwiniens" égarés. (Pour des synthèses récentes sur les stratégies sexuelles, adultère compris, cf. T.R. Birckhead et A.P. Moeller, Sperm Competition and Sexual Selection, San Diego, Academic Press, 1998 ; David C. Geary (dir.), Male, Female : The Evolution of Human Sex Differences, New York, American Psychological Association, 1998 ; pour la plus importante enquête internationale jamais réalisée sur le comportement sexuel humain en rapport à des hypothèses évolutionnistes : David M. Buss, The Evolution of Desire : Strategies of Human Mating, London, Basic Books, 1995).
Dernier
détail : lusage du qualitificatif "anglo-saxon" est un
procédé rhétorique classique (en France) pour déconsidérer
un courant de recherche scientifique en fonction de son appartenance culturelle.
Il est bien connu que les adversaires du "déterminisme génétique"
ne voient aucune objection majeure à ce genre de déterminisme
social ou culturel implicite, contraire à lessence même de
lesprit scientifique. Parler aujourdhui de "science anglo-saxonne"
a autant de sens que de parler hier de "science juive" ou de "science
bourgeoise".
Conclusion du BCF
Sil
évite les erreurs et les contre-sens de sa collègue du Monde,
Michel de Pracontal participe au même processus de glorification médiatique
dun auteur scientifiquement secondaire. La couverture de son magazine
porte le titre : "Origines de lhomme : les formidables découvertes
de Stephen Jay Gould". Et son article : "Lhomme qui réinventa
lhistoire de nos origines". Les lecteurs sont donc invités
à découvrir une sommité de la science. Or, S.J. Gould,
servi par un incontestable talent littéraire, na rien découvert
du tout sur les origines de lhomme. Son seul apport théorique (les
équilibres ponctués) est considéré comme une hypothèse
mineure, sinon fausse
(Cf. premier rapport du BCF) dans son dernier opus de 1457 pages, Gould
reformule dailleurs sa théorie initiale en la rapprochant considérablement
du néo-darwinisme quil avait combattu. Son analyse de lévolution
comme "contingence historique" na rien doriginal, puisque
Darwin avait déjà ruiné de son vivant lidée
dune finalité ou dune téléologie dans lévolution
du vivant.
Pour rester dans le domaine des vulgarisateurs talentueux, certains auteurs contemporains comme Richard Dawkins ou Daniel Dennett sont autrement plus rigoureux et fidèles à la pensée darwinienne que ne le fut Gould. Mais leur approche sélectionniste et adaptationniste ne correspond pas aux préjugés idéologiques dominants en France et en Europe. Prétendant relativiser la place de lhomme dans lhistoire du vivant, Gould faisait en réalité partie des conservateurs qui retardent au maximum lextension du darwinisme à lHomo sapiens. Ce petit jeu dure depuis 1859