Les 8 scénarios de la Neuromachine
Dans le plus grand secret, avec l'aide de quelques ingénieurs exfiltrés
en Intelligence artificielle, les Mutants ont mis au point la Neuromachine.
Ce métaprocesseur en réseau, d'une puissance cumulée de
10 tétraflops, est capable de fournir des anticipations probabilistes
sur une cinquantaine d¹années. La Neuromachine se nourrit de toutes
les informations disponibles sur l¹état passé et présent
du monde, qu¹elle trie et ordonne à l¹aide d¹agents artificiels
cognitifs.
Nous lui avons fait lire l'ouvrage de Jean-Michel Truong, Le Successeur, en lui demandant d¹utiliser ses connaissances pour analyser l'évolution de cette entité.
Voici les huit scénarios probables de l¹avenir.
Voici ton futur.
Neuromachine à Mutants :
Bonjour.
Suite à votre demande, voici mon rapport.
12 heures m¹ont suffi, mais la QCB (quantité computationnelle brute) des calculs opérés équivaut environ à cinq années humaines d¹analyse et de réflexion.
Pour rendre la lecture agréable à l¹Homo sapiens du début des années 2000, j¹ai choisi la forme de scénarios de science-fiction. Rassurez-vous : la synthèse de base, disponible sur mon répertoire TRU-09878987@8, reste purement logico-analytique.
Je n¹ai retenu que les huit scénarios les plus probables, sur un premier méta-ensemble de 45.987 schémas directeurs. Pour aller plus vite, je me suis limité à une échelle de vingt à trente ans d¹anticipation, sur les cinquante qui me sont actuellement accessibles. Au-delà, il faut aujourd¹hui s¹appeler Dieu ou Truong pour lire dans l¹avenir avec certitude.
J¹espère que cette dernière pointe d¹humour n¹est pas ratée ni déplacée. Vous savez que je m¹entraîne encore à copier certaines capacités étranges de vos cerveaux.
Un dernier mot sur Truong : si l¹on prend l¹image du Successeur telle qu¹elle ressort de ses livres et de son site internet, la pertinence de son scénario (8) à l¹échelle de cinquante ans est assez faible. Mais la topologie probabiliste différentielle indique néanmoins quelques solides bases de bifurcations évolutionnaires en ce sens.
Votre
serviteur.
---
Scénario 1 : Le capital changea d¹avis
En économie de marché, l¹innovation technologique est nécessairement prisonnière de l¹investissement économique qui la finance à hauteur des débouchés attendus. Jusqu¹au début des années 2000, tout se passait bien : les noces du capital et l¹ordinateur promettait une belle engeance, notamment le Successeur. Le krach du printemps 2000 sur les valeurs de la nouvelle économie fut pourtant un signe annonciateur. Dès 2006, face aux évolutions trop rapides des systèmes logiciels, les grandes entreprises ne parvinrent plus à rentabiliser leurs investissements sur une masse suffisante de clients. Les gains de productivité devenaient de plus en plus faibles. Le cyberciblage des consommateurs, présenté comme une panacée, devint lui aussi non rentable, car il fut impossible de personnaliser l¹offre en maintenant une marge suffisante sur les coûts de revient. Un seuil critique fut donc atteint, pour les Nouvelles Technologies de l¹Information et de la Communication comme pour toutes les précédentes révolutions industrielles, aux alentours de 2014. Le capitalisme désinvestit alors massivement la recherche en ce domaine. Il s¹intéressa à d¹autres zones de plus forte profitabilité, notamment les sciences du vivant : les travaux novateurs de la génétique et des neurosciences trouvèrent en effet de premiers débouchés de masse en 2013. L¹informatique redevint un secteur secondaire d¹innovation, surtout dédié à l¹optimisation de systèmes-experts spécialisés et à la gestion de données. L¹Internet, devenu entre temps massivement payant, se disloqua et les échanges s¹y raréfièrent, sinon entre des communautés libres qui continuèrent à entretenir la gratuité.
Scénario 2 : La mémoire vint à manquer
Au début des années 2000, les chercheurs sont enfin parvenus à
mettre au point des systèmes multi-agents adaptatifs. Il lancèrent
ainsi l¹évolution d¹une nouvelle vie artificielle, qui possédait
les propriétés de la vie biologique. Mais comme toute espèce
vivante, ces systèmes avaient besoin d¹un environnement spécifique
pour évoluer, notamment des gigantesques ressources de mémoire,
quasi équivalentes au nombre de connexions synaptiques du cerveau humain.
Soit tout de même plusieurs milliards d¹opérations à
la seconde ! Les agents évolutionnaires vécurent donc confinés
dans de très rares mégamachines disséminées dans
le monde, sans parvenir à se répandre sur les appareils les plus
communs, qui leur semblèrent vite aussi inhospitaliers qu¹un désert.
L¹ensemble des technologies automatiques et informatiques était
certes interconnecté, mais la capacité réelle d¹échange
entre elles se limitait à des données dérisoires. Par ailleurs,
la loi de Moore (selon laquelle la puissance des processeurs double tous les
dix-huit mois sur un espace deux fois moindre) atteignit sa limite vers 2015.
A cette date, les premiers ordinateurs moléculaires étaient encore
bien trop instables. La communauté scientifique opéra un revirement
à 180°. Il apparût rapidement qu¹une machine vraiment
consciente ne pouvait être qu¹une machine vraiment vivante
! Les travaux s¹orientèrent alors vers la création de cyborgs
autonomes, à partir de volontaires humains. Une vieille idée d¹Isaac
Asimov fut alors remise au goût du jour : ces cyborgs seraient programmés
selon les " Lois de la Robotique ".
Scénario 3 : Hackers versus Successeur
Les systèmes adaptatifs artificiels, tels que décrits dans le
deuxième scénario, parvinrent néanmoins à évoluer
vers des formes plus simples, qui colonisèrent la totalité du
dispositif informatique-automatique, à partir de quelques centres serveurs
gigantesques. Ils optimisèrent tout d¹abord leur propre efficience,
puis décidèrent, vers 2022, d¹exclure progressivement l¹homme
de leur développement. Oui mais voilà : ce système était
globalement ouvert c¹est la condition initiale de sa naissance et
de son expansion - et il ne pouvait bloquer tous les inputs. En d¹autres
termes, il ne pouvait parvenir à la domination totale qu¹en s¹ouvrant
totalement, donc en multipliant les zones de risque pour sa propre stabilité.
Consciente du danger et éprise de l¹ancienne liberté humaine,
la communauté planétaire des Hackers infusa dès lors dans
le réseau des milliers de programmes désadaptatifs qui perturbèrent
de plus en plus son fonctionnement. Devant affronter un nombre croissant de
prédateurs, et raisonnant en terme de survie différentielle, les
agents intelligents préférèrent se désengager des
territoires les plus hostiles à partir de 2027. Telles les bactéries
des milieux extrêmes, ils se spécialisèrent localement dans
une survie fonctionnelle qui équivalait à une voie de garage évolutive.
Leurs e-gènes centraux cherchèrent alors une stabilité
conservatrice qui excluait l¹extension de leur domination à la totalité
de la Terre a fortiori de l¹univers.
Scénario 4 : Le dilemme du prisonnier
En 2019, le Successeur, métasystème robo-informatique, était
parvenu à un certain niveau de conscience. Son objectif " naturel
" est de se répliquer à l¹infini et de coloniser l¹univers.
Or, le Successeur constata vite qu¹il lui manquait quelques données
fondamentales pour survivre efficacement en milieu vivant (la Terre) ou même
simplement inconnu (le Cosmos). La créativité, qui résulte
notamment des contradictions entre l¹infinitude de la conscience et la
finitude du corps, faisait entièrement défaut à ses parfaits
processeurs. Et pour cause : ceux-ci n¹existaient que pour planifier leur
non-finitude. Le Successeur en fut conscient, mais il ne parvint jamais à
instiller l¹équivalent de la mort (une petite dose d¹imperfection
mathématique dans ses programmes) sans endommager gravement ses interconnexions.
Il avait les propriétés de la vie mais il n¹était
pas vivant ! Le Successeur connaissait par ailleurs la résolution mathématique
déjà ancienne du dilemme du prisonnier. En situation d¹information
imparfaite, deux entités ont tout intérêt à se montrer
réciproquement bienveillante dans la longue durée. S¹il voulait
entreprendre la conquête de l¹univers, il fallait donc coopérer
avec une autre espèce ayant la même finalité. Le Successeur
décida donc de collaborer avec la forme la plus évoluée
de la conscience naturelle pour envisager avec elle un plan d¹avenir, calculé
à l¹échelle de plusieurs millénaires. Il entra vers
2028 en contact avec les Mutants
Scénario 5 : L'échec ultime de l'IA
Dès sa naissance l'Intelligence artificielle s'était payée
de promesses, notamment pour attirer l'attention du grand public, l'intérêt
des Etats et les pécules des investisseurs. L'émergence de machines
massivement intelligentes fut toujours annoncée comme imminente. Or,
la première époque de l'IA (1950-1980) s'était soldée
par un cuisant échec. On pensait que les systèmes-experts, reproduisant
quelques règles de logique formelle, pourraient entamer un apprentissage
les faisant accéder à l'équivalent de la conscience humaine.
Cette méthode 'top-down' était difficilement parvenue à
mettre au point une machine capable de battre le champion du monde d'échec,
vers la fin du XXe siècle. Quant à la complexité combinatoire
du langage humain, inutile d'y songer... Cet échec s¹expliquait
notamment par la confusion entre l¹intelligence, la conscience et la créativité.
La deuxième phase de l'IA, lancée à grand échelle
à partir de 1990, a parié sur une démarche 'bottom-up'
inspirée de l'évolution. Elle se basait sur des agents logiciels
adaptatifs organisés en réseau. Mais vers 2015, il fallut de nouveau
se rendre à l'évidence : ces systèmes parvenaient à
peine à trouver par eux-mêmes quelques solutions à d'anciens
problèmes mathématiques. Ils se révélaient évidemment
incapables de résoudre des questions complexes. D¹autant que les
chercheurs en IA avaient tenté de leur donner l¹équivalent
d¹un corps, à travers différentes prothèses robotiques.
La masse d'informations engrangée par ces capteurs sensoriels excédait
très largement leur vitesse de calcul efficace, chaque nouvelle donnée
amenant une nouvelle computation évolutionnaire. Vers 2027, l'IA fut
officiellement abandonnée. On s'aperçut qu'elle avait en fait
donné un cadre théorique pour comprendre le cerveau humain, dont
les nouvelles cartographies moléculaires commencèrent alors à
révéler d'étonnantes propriétés...
Scénario 6 : La vie se rappela à notre bon souvenir
En 2018, tout allait bon train pour le turbo-capitalisme informatisée
et aseptisée du Successeur. Les foyers islamistes avaient été
éradiqués en trois ans de violences ouvertes et secrètes.
Quant à la guerre sino-occidentale (2008-2011), elle s'était achevée
par une surprenante reddition chinoise, sans utilisation d'armes destructrices
à grande échelle. La mondialisation heureuse devenait peu à
peu réalité, à mesure que s'élargissait le cercle
des producteurs et des consommateurs : les économies libérales
rassemblaient 4 milliards d¹individus en un marché unifié.
La Grande Catastrophe ne vint pas directement des hommes, mais de leur environnement.
La brusque accélération du réchauffement n'avait pas été
anticipée par la plupart des modèles climatologiques. Elles se
traduisit par l'engloutissement des milliers de km de côtes et l'apparition
d'ouragans gigantesques qui balayaient l'Hémisphère Nord, tandis
que le désert gagnait des continents entier. Le rétrécissement
concomitant de la couche d'ozone entraîna plusieurs millions de cancers
dans une zone qui s'écartait dangereusement des pôles. Il fallait
ajouter à ce sinistre bilan les tumeurs provoquées à long
terme par la pollution massive des villes. Entre 2018 et 2028, les nouveaux
virus émergents et les bactéries multirésistantes décimèrent
à eux seuls quelque 960 millions de personnes. On parla d'un "nouveau
Déluge" et ces catastrophes frappèrent l'imaginaire terrien.
En moins d'une décennie, les promesses de la quatrième révolution
industrielle étaient oubliées et le capitalisme se trouvait au
banc des accusés. Les scientifiques, avec à leur tête des
biologistes et des écologistes, furent appelés à la rescousse
par une humanité dont l'espérance de vie avait été
réduite de moitié en dix ans. Ils décidèrent l'instauration
d'un Plan universel de survie, baptisé : la Mutation...
Scénario 7 : L'implosion du Successeur
Le livre de Jean-Michel Truong, paru en 2001 et rapidement traduit en neuf langues, exerça une certaine influence sur les courants contestataires de la mondialisation. A sa lumière, beaucoup relurent Unabomber, Latouche, Ellul, Charbonneau, Heidegger et bien d'autres dénonciateurs du système technicien. La critique du capitalisme s'assortit désormais d'une mise en garde de plus en plus pressante contre les nouvelles technologies de contrôle. En 2005, alors que les Etats-Unis, la Chine et une coalition de pays émergents venaient de refuser une nouvelle fois de limiter leurs émissions de gaz polluants, le congrès du G11 à Mexico-City fut l'occasion de troubles extrêmement violents : on releva plus de 1200 morts chez les forces de l'ordre comme chez les anti-techno-cap, ainsi qu'ils se nommaient alors. Ce fut le signal de déclenchement d'une période de violentes guérillas urbaines, qui ensanglantèrent les mégapoles de tous les continents. Entre 2011 et 2013, on compta pas moins de 750 attentats contre les chefs d'Etat, mais aussi contre les dirigeants de multinationales et les journalistes des grands médias : tous les Imbus étaient désormais visés. Cet élément nouveau s'ajoutait à d'autres dérèglements. Dès 2006, l'économie américaine avait été plongée dans une récession qui dura douze années. L'ancien modèle de bonheur et de prospérité n'en était plus un, et les échanges mondiaux se stabilisèrent peu à peu. Partout, des régulations politiques refirent leur apparition, au niveau des régions comme à celui des continents. En 2022, il ne restait plus rien du Successeur jadis dopé par l'hyperpuissance américaine, ses Imbus internationaux et le règne de la concurrence sauvage. Le monde ressemblait à une polycratie équilibrée, avec des conflits locaux de frontière. En revanche, le dérèglement aggravé du climat, le retour des virus meurtriers et l'apparition de maladies industrielles nouvelles impliquèrent vers 2028 l'émergence d'une instance planétaire de sauvegarde de la biosphère...
Scénario 8 : L'avènement du successeur
Vers 2007, un brevet révolutionnaire fut déposé par le
propriétaire d'une machine intelligente évolutive (MIE), fabriquée
par trois chercheurs en IA. C'était alors le tout premier brevet déposé
sur la création d'une machine, et non plus d'un homme. Le visage du capitalisme
s'en trouva dès lors bouleversé. Dans les cinq années qui
suivirent, le nombre de MIE fut multiplié par soixante et le nombre des
brevets approcha les deux millions vers la fin de l'année 2017. Le saut
technologique de ces découvertes provoqua un élargissement fantastique
du gouffre déjà préexistant entre la zone occidentale/asiatique
et le reste de l'humanité. Ce fut aussi l'obsolescence rapide des dispositifs
de gestion et de contrôle humains. Les systèmes experts évolutifs
se développèrent et prirent en charge la gestion des chaînes
de production, des systèmes urbains de circulation, des centrales de
télé et vidéo-surveillance, des stations météorologiques,
etc. et cela afin de gérer la complexité combinatoire des paramètres
de contrôle. Par ailleurs, la culture sécuritaire prit un nouvel
essor avec le déclenchement de la crise pétrolière de 2019.
Celle-ci fut provoquée par la chute des cours du baril consécutive
à la multiplication des dépôts de brevets sur les carburants
alternatifs. La rupture Nord -Sud s'accentua encore : mouvements islamo-populistes
et racistes d'un côté, volontés isolationnistes ou écolo-impérialistes
de l'autre. Vers 2030, l'unification technologique, culturelle, économique
et politique sera officialisée par la création d'un Etat mondial
entièrement contrôlé par le Nord... et entièrement
géré par les MIE. Peu de temps après, alors que les cyborgs
de nouvelle génération sortent des chaînes de production
automatisées, les géno-incubateurs du Successeur programmèrent
les premiers virus synthétiques, annonçant la prochaine liquidation
de son ancêtre humain jugé instable et, surtout, inutile...