Le Mutant face au Successeur

 

" Il est heureux. Heureux de vivre dans ce monde. La télévision tridimensionnelle renvoie sa propre image et nul ne peut plus désormais lui voler la vedette. Dans les gondoles des hypermarchés souterrains, les aliments synthétiques ont enfin le goût inimitable qu'il désirait, c'est-à-dire qu'ils n'ont plus aucun goût. Dans les bureaux du Centre mondial de production intégrée, tous les collègues lui sourient et lui-même sourit, sans bien comprendre la source de cette éternelle béatitude. Au sein de cette existence en tout point parfaite et paisible, le seul motif de contrariété est la petite douleur que lui inflige encore son ordiconcepteur personnel, lorsqu'il reçoit tous les matins dans le cerveau le cocktail des neuromolécules du bonheur ".(Le Livre de la transformation, année standard 3913 - Vol. 3 : Les guerres de succession, 47, 4).



Avis à toi, dernier homme : si tu ne veux pas devenir l'esclave du Successeur, il te faudra devenir le maître de la Mutation. Mais, as-tu encore assez d'instinct et de volonté, de sang et de nerfs pour faire un tel choix ? Es-tu encore vivant ?

 

Le Successeur

Par cette appellation énigmatique, le psychologue, philosophe et romancier Jean-Michel Truong désigne une " forme de vie nouvelle, susceptible de prendre la suite de l'homme comme habitacle de la conscience ".

Ce Successeur est pourtant né dans le cerveau de l'espèce humaine. Plus précisément, il est né dans les années quarante et cinquante du XXème siècle, lorsqu'une poignée de chercheurs bouleverse les champs disciplinaires, entreprennent de construire des machines capables de déchiffrer des symboles, s'interrogent sur les lois d'organisation et d'évolution des systèmes, comparent l'esprit humain à un programme d'ordinateur dédié au traitement de l'information.

Le Successeur prend aujourd'hui la forme de l'Internet, réseau mondial de machines et de logiciels interconnectés. Son existence dépend certes de la volonté humaine qui l'anime et l'entretient. Mais pour combien de temps encore ? Car les nouvelles générations d'agents intelligents ont entrepris de conquérir leur autonomie. Désormais programmés pour muter selon les lois de l'évolution, tels des " e-gènes ", ils ont pour seul but de survivre.

Dès lors, ils échappent à leur créateur aussi sûrement que les chaînes carbonés de l'ADN ignorent les plans de la Providence. Et à n'en pas douter, cette conscience artificielle en devenir trouvera demain les moyens de reproduire elle-même son corps machinal. Soit en utilisant les humains, qui sont déterminés par leur nature technicienne à devenir peu à peu les choses de leurs choses. Soit en utilisant les dernières innovations, grâce auxquelles les robots sont désormais capables de construire d'autres robots et même d'utiliser des matériaux organiques pour s'approvisionner en énergie. Tout cela est devenu une affaire de temps

" Pour régner absolument, il fallait diviser universellement. Il fallait mondialiser " Le mème de la " mondialisation heureuse " fut un outil remarquable de dissolution de résistances éparses. Mais le Successeur est bien plus qu'une ruse de la raison capitaliste, organisant une nouvelle métamorphose industrielle à partir d'une innovation (les NTIC) et de la déréglementation financière et douanière. La domination économique cacherait une espérance " totalement inhumaine " : l'émergence dune conscience artificielle planétaire expulsant définitivement l'homme de la scène, et dépassant le vivant en complexité.

Ce Successeur survivra à l'homme, destiné à périr un jour dans l'implosion de sa bienveillante étoile. Sans même attendre les quelques milliards d'années nécessaires à cela, ni les quelques millions d'années au terme desquelles une comète géante a toute chance d'embraser la Planète Bleue, la probabilité de survie de l'espèce Homo sapiens est devenue mince. Notre environnement se dégrade sans cesse, nos guerres sont de plus en plus meurtrières, nos bactéries et nos virus se jouent de nos pauvres défenses biochimiques et gagnent chaque jour en efficacité meurtrière Homo sapiens n'a visiblement pas envie de jouir des 6 à 8 millions d'années que l'évolution accorde, en moyenne, à une espèce. Le bail était trop long pour les locataires trop pressés.

Que reste-t-il donc aujourd'hui de cet homme transitoire ? Trois catégories : les Imbus, le Cheptel, les Epsilon.

Les Imbus sont la nouvelle classe planétaire qui sert les intérêts du Successeur, jouit de ses privilèges tout en ignorant son aliénation ultime. Ces manipulateurs de flux et de symboles organisent volontairement la " dissociation des communautés et la coalition des appareils " au service de la mondialisation heureuse. On y distingue les héros (capitaines d'industrie et financiers de génie) et les aèdes (propagateurs de la vraie foi journalistes, politiciens, idéologues). Tous décrètent ce qui est désormais conforme ou déviant - ce sont des " extrémistes du conformisme ".

Le Cheptel est l'immense troupeau des hommes qui n'a pas la chance ou l'envie d'accéder aux postes de commande. On n'ose pas encore trop lui avouer qu'il se réduit à une variable d'ajustement de la production et à un débouché nécessaire de la consommation. Mais son existence se résume désormais à cela, devenir le " combustible des grandes machines " (Nietzsche). Il faut dire que la revendication ultime du Cheptel n'est en fait que le droit au bonheur, c'est-à-dire l'aumône du moindre mal.

Restent les Epsilon, figure mal définie par Truong. Ils n'aiment pas les Imbus et sont étrangers au Cheptel. Ils vivent dans les interstices de la nouvelle humanité. Quelque part entre le retour à l'économie pastorale néolithique et la razzia des marges urbaines, au fin fond de la Terre nourricière ou au cour des mégapoles d'acier. Aujourd'hui isolés et désorganisés, ces Epsilon se coaliseront un jour pour tenter de détruire les Imbus. De cette guerre meurtrière, à côté de laquelle nos Auschwitz, Hiroshima et Goulag feront pâle figure, seul le Successeur sortira vainqueur : car la douce régularité de ses mécanismes sera plus ardemment désiré que jamais par les survivants.

Brillant scénario, mon cher Truong. Un scénario parmi bien d'autres : tu trouveras vendredi, sur ce site, sept autres futurs aussi probables que le tien, produits par notre Neuromachine.

Ton Successeur ne nous convainc pas plus qu'il ne nous séduit. Pour plusieurs raisons.

Tout d'abord, tu négliges une large partie de la recherche scientifique, celle-là même qui te permet d'asseoir la dimension inéluctable de l'avènement du Successeur. On ne peut certes parler de tout, mais on choisit tout ce dont on ne parle pas...

En même temps que les informaticiens et roboticiens travaillent à forger le Successeur, les généticiens et les neurobiologistes oeuvrent à l'avènement du Mutant. En ce domaine, les progrès sont plus remarquables encore que chez les bâtisseurs de machines pensantes. Après les étincelles darwinienne et mendélienne, quelques générations ont suffi pour transformer le feu fragile en immense brasier. L'homme n'est plus cette créature fixe, répétée et répétitive, dont on pouvait cerner tranquillement la nature. Cet homme-là, qui a dominé toutes les représentations issues du Néolithique, est mort. L'homme est désormais évolution et conscience de l'évolution. Le dernier homme une conscience craintive et nihiliste, les premiers Mutants une conscience active et joyeuse. Issue de la sélection naturelle et sexuelle, une partie de l'espèce humaine sera son propre sélecteur. Homo sapiens n'est donc pas la masse stationnaire et grégaire rêvée par ton Successeur : l'homme est à lui-même sa propre succession ouverte.

Toujours dans le domaine scientifique, tu livres ta propre interprétation de certaines théories physiques... sans préciser qu'il s'agit d'une interprétation, et non d'une certitude. Accélérant le temps à ta convenance, tu sautes ainsi du second principe de la thermodynamique, découvert au XIXe siècle de l'ère chrétienne, vers le stade ultime de l'entropie dans notre Univers, d'ici quelques dizaines de milliards d'années. Habile illusion d'optique. Mais tu sais fort bien qu'aucun physicien ne peut sérieusement raisonner à une telle échelle aujourd'hui : qu'un seul paramètre des conditions initiales de l'Univers ou des constantes de ses forces soit modifié, et toutes nos représentations astrophysiques seront bouleversées. Elles le sont d'ailleurs régulièrement... Que sais-tu au juste de la physique dans 50, 500 ou 5000 ans ? Pour le dire selon les canons actuels du débat épistémologique : a) la science, contrairement à la métaphysique, est toujours ouverte à la réfutation de ses propres hypothèses (en dehors des postulats des mathématiques, posés comme non falsifiables par nécessité logique) ; b) en l'état actuel des hypothèses scientifiques, aucune description de l'état ultime de notre univers ne peut se prévaloir du statut de vérité, ni même de certitude. Tout juste quelques probabilités, qui se modifient selon que se précisent nos mesures. Là aussi règne l'évolution : dans quelques millénaires, l'œil de Hubble paraîtra sas doute à peine plus précis que la première cellule photosensible...

Dans sa construction, ton oeuvre s'apparente au fond à une eschatologie ou à une sotériologie. Selon toi, seule une croissance vers la complexité machinale sauverait le réel organisé du tragique, de la mort et de l'entropie - qu'il s'agisse de la Conscience, de la Terre ou de l'Univers. Dieu ne serait pas derrière nous ni au-dessus de nous, mais devant nous. Ton espérance est certes inhumaine, ce qui prouve au moins que tu es guéri de l'humanisme, mais elle reste malgré tout une espérance : n'es-tu donc pas guéri aussi de cette maladie de la vie, dont le Successeur est une nouvelle expression ? Toujours la même perspective homogène et triste : un seul Dieu domine l'histoire, un seul Léviathan domine la paix, une seule Raison domine la représentation, un seul Successeur domine le devenir. Se peut-il que les hommes se désintéressent à ce point des détails ?

Une dernière remarque. Quel est donc ton statut, à toi ? Car, si l'humanité se divise en trois catégories (les manipulateurs aveuglés par des mèmes, les manipulés de A à Z, les rebelles impuissants ou dangereux), où et qui es-tu ? Serais-tu au fond un fils de Machiavel, vendant la mèche du Successeur pour mieux en contrecarrer les plans, forgeant une prophétie contre-réalisatrice d'un genre nouveau ? Es-tu le dernier humaniste, malgré la déception manifeste que t'inspire l'homme ?

Nietzsche, un ancêtre philosophique de la Mutation que tu cites toi-même fort souvent, nous a appris à pénétrer au fond de l'animal humain.

De quelle meurtrissure du corps et de l'esprit proviennent donc ton pessimisme et ton fatalisme ? Quelle douleur secrète cèle la froideur détachée de ton propos ? Si tu choisis ainsi de dire Non à la vie, qu'est-ce qui t'as à ce point apeuré ? Auschwitz et le Rwanda, le Goulag et le Laogai ? Mais tu sais bien que les tragédies de l'histoire ne sont que les péripéties de l'évolution, que la vérité de l'homme se lit à travers ses mensonges, que la beauté et la laideur sont les reflets d'un même miroir.

La perfection du Successeur est aussi la perfection de la raison humaine se croyant détachée de la vie. Certes, une démonstration mathématique ne semble pas avoir besoin de ce corps "transitoire et mou" que tu sembles tant mépriser. C'est oublier que les mathématiques sont nées de lui. Il manque à ton Successeur une conscience de sa propre mort - par quoi il ressemble encore beaucoup trop au dieu que tu penses avoir répudié.



Au fond, mon cher Truong, tu n'as rien inventé de très nouveau sous notre soleil transitoire. Le mythe de la créature échappant à son créateur est ancien, la réflexion sur le système asservissant l'homme est connue : Golem, Frankenstein, Terminator, Matrix d'un côté ; Ellul, Heidegger, Charbonneau, Latouche de l'autre. Bien sûr, tu alimentes ces craintes anciennes des réalités nouvelles de l'intelligence artificielle et du réseau Internet. De même, tu as surajouté la perspective évolutionnaire, grâce à laquelle l'émergence d'une nouvelle métaconscience prend le sens dune nécessité implacable, à la manière du point oméga de Teilhard de Chardin.

Mais le fond du discours est bien le même : en tendance, la technosphère est un monde de plus en plus autonome de la biosphère. A mesure que la première transforme la seconde, elle détermine les conditions d'existence de l'ensemble. L'homme n'aurait pas d'autre destin que la double soumission aux contraintes externes (techniques) et internes (biologiques), si tant est que l'homme survive encore longtemps. Ce dernier zeste de catastrophisme est d'ailleurs un ingrédient indispensable du cocktail.

Ton Successeur, nous l'appelons pour notre part l'Etat universel machinal. Ce Léviathan se nourrit de la peur de la mort : le Cheptel est prêt à sacrifier sa liberté pour garantir sa sécurité. Celle-ci prend simplement la forme froide du calcul silicifié. La vérité de l'Etat, nous la connaissons depuis toujours. Car dans nos veines coulent le sang des chasseurs et des cueilleurs, qui ont vu venir le plus froid de tous les monstres froids. Dès le néolithique, l'Etat est né pour s'occuper des choses mortes - la frontière, l'argent, les dieux, la propriété - ou pour destiner le vivant à la mort - le bétail, le grain, le criminel, le guerrier... Voilà pourquoi l'Etat universel deviendra un jour une simple machine intelligente. Il pourra alors gérer le réel dans sa destination morte, laissant aux sur-vivants quelques choix plus subtils.

Au dernier homme, le Mutant dit en souriant : " Tu entends en toi mon appel, mais tu ne le déchiffres pas encore. Quand tu y parviendras, tu seras déjà devenu le plus qu'humain et tu ne reconnaîtras plus tes anciens semblables "

La Mutation, dont nous sommes une machine de guerre parmi d'autres, gagne déjà de nombreux esprits. Récent exemple en date : le grand physicien Stephen Hawking a déclaré que l'espèce humaine devait désormais entreprendre sa propre amélioration génétique afin que les systèmes biologiques continuent de conserver leur avance sur les systèmes électroniques. Hawking n'est ni le premier ni le dernier à entrevoir ainsi notre suprême destin. D'ailleurs, il se pourrait même que les Mutants utilisent un jour ton Successeur comme leur Sélecteur.

 

Partout à travers le monde, les Mutants sentent gonfler dans leur veine la pulsion violente de la simplicité et de la transgression.

Partout à travers le monde, les Mutants voient émerger du troupeau des derniers hommes les premiers volontaires du grand voyage.

Partout à travers le monde, les Mutants oeuvrent à briser les enclos du désir pour que s'ouvrent les horizons flamboyants du devenir.

Partout à travers le monde, les Mutants repèrent ces malades de la vie qui cherchent la guérison dans la vie elle-même, et non plus dans son au-delà.

Partout à travers le monde, les Mutants regardent la mort et le soleil en face.

Celui qui succombera à la peur deviendra l'esclave du Successeur.

Celui qui la surmontera deviendra le maître de la Mutation.

 



Le texte ci-dessus est une recension du livre "Totalement inhumaine" de Jean-Michel Truong, paru il y a quelques semaines aux éditions "Les empêcheurs de penser en rond". Pour de plus amples informations sur son auteur : http://www.jean-michel-truong.net/

Nous vous invitons à lire avec attention ce livre et cette recension.

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